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voudras pas pleurer, tu as lutté longtemps, mais la toile funéraire est mouillée de larmes versées malgré toi, tandis que tu cousais avec ton aiguille rapide.

Les larmes tombent, tombent et se succèdent sur tes adroites mains… C’est ainsi qu’un épi laisse choir sans bruit sa semence mûre.

VI

Dans le village, quatre verstes plus loin, auprès de l’église où le vent fait tomber les croix à demi descellées par l’orage, le vieux choisit une place ; il est fatigué, le travail est pénible : il faut avoir l’œil juste ici, — pour que la croix soit visible de la route, pour que le soleil se joue librement autour. Ses jambes sont dans la neige jusqu’aux genoux, il tient une pelle et une pioche. Son grand bonnet est couvert de givre, ses moustaches et sa barbe semblent en argent. Immobile et songeur se tient le vieillard au haut du monticule. Il s’est décidé : il trace une croix là où il creuse la tombe. Il se signe et commence à déblayer les neiges avec sa pelle. C’est ici un travail nouveau : le cimetière n’est pas le champ. Les croix émergent de la neige et la terre retombe mêlée de débris de croix… Courbant sa vieille échine il creusa longtemps, avec soin, et l’argile jaune et gelée se recouvrait de grésil aussitôt. Un corbeau voleta près de lui, piqua du bec, fit quelques tours ; la terre sonnant comme du fer, — le corbeau partit sans avoir rien trouvé… La tombe est faite à merveille. — « Ce n’était pas à moi de creuser ce trou, » fit malgré lui le vieux, « ce n’est pas Prokl qui devait y dormir. Ce n’est pas Prokl !… » Le vieux recula, la pioche tomba de ses mains et roula dans le trou blanc. Le vieux la retira avec peine.

Il s’en va… il marche sur la route… pas de soleil, et la lune ne s’est pas levée… On croirait que le monde entier se meurt. Le calme, la neige, les demi-ténèbres….

VII

Dans le fossé, auprès du ruisseau Jelloukha, le vieux a rejoint sa baba. Il lui demande doucement : « La bière est-elle bonne ? » Les lèvres de la baba murmurent avec effort pour répondre au vieux : « Oui, pas mauvaise. » Puis ils se taisent tous deux et la charrette va doucement comme si on craignait de faire du bruit… Le village n’est pas encore visible. Cependant voici, tout près, une petite lumière, la vieille se signa, le cheval se jeta de côté. — Sans bonnet, les pieds nus, avec un grand bâton pointu, apparut soudain devant eux une ancienne connaissance, Pakhom. Couvert d’une chemise de femme et portant des chaînes sonnantes : l’innocent du village frappa de son bâton la terre gelée, puis il mugit en signe de pitié, soupira et dit : « Ce n’est pas un mal, il a assez travaillé pour vous, à votre tour maintenant ! La mère a acheté une bière pour son fils, et le père a