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« Noire journée ! Comme un mendiant son pain, la mort ! je demande au ciel la mort ? je la demande au médecin, à mes amis, à mes ennemis, aux censeurs ! Je t’implore, peuple russe : si tu le peux, aide-moi ! Plonge-moi dans la fontaine de Jouvence ou verse-moi à flots l’eau de la mort… »

Nous donnons ici le Gel au nez rouge. Jamais-croyons nous plus beau poème épique ne fut dédié à l’hiver. Nekrassov est appelé à prendre place à côté des grands écrivains du siècle :

LE GEL AU NEZ ROUGE

I

Tu me reproches encore de délaisser la poésie et de m’oublier aux distractions et aux soins de la vie courante.

Va ! je n’ai point abandonné la Muse pour les intérêts de la vie, mais Dieu sait s’il n’est pas éteint le feu de poésie qui jadis brûlait en moi.

Le poète n’est pas un frère parmi les autres hommes et sa vie est épineuse et incertaine. Je n’ai jamais craint la calomnie, ne m’en souciant point pour mon compte. Mais je savais quel cœur[1] elle déchirait de tristesse aux heures sombres de la nuit, et sur quelle poitrine elle tombait comme du plomb et quelle vie elle empoisonnait. Soit, ils ont passé, sans me toucher, les orages qui menaçaient ma tête. Mais je sais quelles pensées et quelles larmes ont détourné le trait fatal… D’ailleurs, les années sont venues, je suis las… Je n’ai pas été un soldat sans reproche, mais je sentais en moi des forces et j’avais une grande provision de foi. Maintenant il est temps de mourir… Ce n’est plus la peine de me remettre en chemin pour réveiller encore des inquiétudes fatales dans le cœur qui m’aime.

Mon ancienne ardeur est tombée, je n’écris plus volontiers… J’ai fait pour toi ma dernière chanson. Acceptes-en l’hommage. Elle ne sera pas plus gaie, elle est plus triste, au contraire, que toutes mes vieilles chansons. Car les ténèbres s’épaississent dans mon cœur et l’avenir est sans espoir…

La rafale mugit dans le jardin et secoue la maison. Je crains que le vent brise le vieux chêne que notre père a planté et ce saule qui nous vient de notre mère, ce saule dont tu fis si étrangement l’emblème de notre destinée. Ses feuilles pâlirent durant la nuit où mourut notre pauvre mère.

La fenêtre tremble, la vitre miroite… Ah ! quels grelons y crépitent ! Chère amie, n’as-tu pas compris depuis longtemps que, sauf les pierres, tout pleure chez nous ?…

  1. Nekrassov fait allusion à sa mère qui a tenu une grande place dans la vie du poète.