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Il ne faut pas s’y tromper, c’est par amour de la Beauté que William Morris, singulièrement clairvoyant pour un artiste, aboutit au socialisme. C’est ainsi qu’il s’adressait à un public bourgeois : « Sûrement il y a parmi vous quelques-uns qui aspirez à être libres, qui êtes instruits et raffinés et dont les conceptions de beauté et d’ordre ne se sont développées que pour être choquées et blessées à chaque tour par les brutalités du commerce ; qui avez été obsédés et pourchassés par le commerce ; qui, malgré que vous soyez dans l’aisance et peut-être même l’opulence, n’avez maintenant rien à perdre à la Révolution sociale. L’amour de l’art, c’est-à-dire du véritable plaisir de la vie, vous a forcés à associer votre sort à celui de l’esclave salarié du commerce. Vous et lui, vous devez vous aider l’un l’autre et avoir un espoir en commun, sans quoi vous, au moins, vivrez et mourrez sans consolation ni secours. Vous qui aspirez à vous libérer de l’oppression des manieurs d’argent, appelez de vos vœux le jour où l’on vous forcera à être libres. »

Aucune conversion ne prouve avec une telle évidence la corrélation qui doit exister, pour un grand esprit, entre les trois termes Beauté, Bonté et Vérité. Sans doute William Morris n’a-t-il jamais exprimé que par éclairs sa philosophie, car il fut plutôt un intuitif qu’un analyste. Mais nous ne pouvons douter que c’est parce que notre société est réfractaire à toute beauté, en astreignant la plupart de ses membres à des travaux déformants et abrutissants, qu’il en souhaita d’abord la destruction. Se lamenter sur la décadence actuelle de l’art, sans s’animer de haine contre notre société, c’est accepter une cause sans en vouloir admettre le résultat. Comment, dans un monde divisé en deux classes hostiles, celle des maîtres dont la suprême ambition est l’accaparement des richesses, et celle des esclaves dont l’unique souci est la conquête du pain, l’art, expression suprême de l’âme d’une époque, pourrait-il hautement se manifester ? Cette préoccupation, que ce soit du nécessaire ou du superflu, exclut toute noblesse de part et d’autre : or, sans noblesse, pas de beauté. Un marchand du Moyen-Âge se façonnait à l’aristocratie par une lutte continuelle contre les éléments et les larrons ; celui d’aujourd’hui délègue sa dangereuse autorité à des salariés qui s’exposent à sa place. Les Médicis pouvaient brandir au soleil des épées ciselées peut-être par Verocchio ; les