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à la totalité infinie des mondes, à nous éternellement inconnue. Nous la retrouvons en germe, plus ou moins, dans tous les systèmes de morale qui se sont produits dans l’histoire et dont elle fut en quelque sorte comme la lumière latente, lumière qui ne s’y est manifestée d’ailleurs, le plus souvent, que par des reflets aussi incertains qu’imparfaits. Tout ce que nous voyons d’absolument vrai, c’est-à-dire d’humain, n’est dû qu’à elle seule. Et comment en serait-il autrement, puisque tous les systèmes de morale qui se sont successivement développés, dans le passé, aussi bien que tous les autres développements de l’homme, y compris les développements théologiques et métaphysiques, n’ont jamais eu d’autre source que la nature humaine, n’ont été que ses manifestations plus ou moins imparfaites. Mais cette loi morale que nous appelons absolue, qu’est-elle, sinon l’expression la plus pure, la plus complète, la plus adéquate, comme diraient les métaphysiciens, de cette même nature humaine, essentiellement socialiste et individualiste à la fois.

Le défaut principal des systèmes de morale enseignés dans le passé, c’est d’avoir été ou exclusivement socialiste ou exclusivement individualiste. Ainsi la morale civique, telle qu’elle nous a été transmise par les Grecs et les Romains, fut une morale exclusivement socialiste, dans ce sens qu’elle sacrifie toujours l’individualité à la collectivité : Sans parler des myriades des esclaves qui constituèrent toute la base de la civilisation antique, ne comptant eux-mêmes que comme des choses, l’individualité du citoyen grec ou romain lui-même fut toujours patriotiquement immolée au profit de la collectivité constituée en État. Ainsi lorsque les citoyens, fatigués de cette immolation permanente, se refusèrent au sacrifice, les républiques grecques d’abord, puis romaines, s’écroulèrent. Le réveil de l’individualisme causa la mort de l’antiquité.

Il trouva sa plus pure et sa complète expression dans les religions monothéistes, dans le judaïsme, dans le mahométisme et dans le christianisme surtout. Le Jéhovah des juifs s’adresse encore à la collectivité, au moins sous certains rapports, puisqu’il a un peuple élu, quoiqu’il contienne déjà tous les germes de la morale exclusivement individualiste.

Il devait en être ainsi : les dieux de l’antiquité grecque et romaine ne furent, en dernière analyse, que les symboles, les représentants suprêmes de la collectivité divisée, de l’État. En les adorant, on adorait l’État, et toute la morale qui fut enseignée en leur nom ne put par conséquent avoir d’autre objet que le salut, la grandeur et la gloire de l’État.

Le dieu des juifs, despote jaloux, égoïste et vaniteux s’il en fut, se garda bien non d’identifier, mais seulement de mêler sa terrible personne avec la collectivité de son peuple élu, élu pour lui servir de marche-pied de prédi-