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L’homme, animal féroce par excellence, est le plus individualiste de tous. Mais en même temps, et c’est un de ses traits distinctifs, il est éminemment, instinctivement et fatalement socialiste. C’est tellement vrai, que son intelligence même qui le rend si supérieur à tous les êtres vivants et qui le constitue en quelque sorte le maître de tous, ne peut se développer et arriver à la conscience d’elle-même qu’en société et par le concours de la collectivité tout entière.

Et en effet, nous savons bien qu’il est impossible de penser sans paroles ; en dehors ou avant la parole, il peut y avoir sans doute des représentations ou des images des choses, mais il n’y a pas de pensées. La pensée voit et ne se développe qu’avec la parole. Penser c’est donc parler mentalement en soi-même. Mais toute conversation suppose au moins deux personnes, l’une c’est vous ; qui est l’autre ? C’est tout le monde humain que vous connaissez.

L’homme, en tant qu’individu animal, comme les animaux de toutes les autres espèces, a de prime abord et dès qu’il commence à respirer, le sentiment immédiat de son existence individuelle ; mais il n’acquiert la conscience réfléchie de lui-même, conscience qui constitue proprement sa personnalité, qu’au moyen de l’intelligence, et par conséquent seulement dans la société. Votre personnalité la plus intime, la conscience que vous avez de vous-même dans votre for intérieur, n’est en quelque sorte que le reflet de votre propre image, répercuté et à vous renvoyé comme par autant de miroirs, par la conscience tant collective qu’individuelle de tous les êtres humains qui composent votre monde social. Chaque homme que vous connaissez et avec lequel vous vous trouvez en rapports, soit directs soit indirects, détermine, plus ou moins, votre être le plus intime, contribue à vous faire ce que vous êtes, à constituer votre personnalité. Par conséquent, si vous êtes entouré d’esclaves, fussiez-vous leur maître, vous n’en êtes pas moins un esclave, la conscience des esclaves ne pouvant vous renvoyer que votre image avilie. La bêtise de tout le monde vous abêtit, tandis que l’intelligence de tous vous illumine, vous élève ; les vices de votre milieu social sont vos vices, et vous ne sauriez être un homme réellement libre, si vous n’êtes entouré d’hommes également libres, l’existence d’un seul esclave suffisant pour amoindrir votre liberté. Dans l’immortelle déclaration des droits de l’homme, faite par la Convention Nationale, nous trouvons clairement exprimée cette vérité sublime que l’esclavage d’un seul être humain est l’esclavage de tous.

Elle contient toute la morale humaine, précisément ce que nous avons appelé la morale absolue, absolue sans doute par rapport à l’humanité seulement, non par rapport au reste des êtres, ni encore moins par rapport