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Le romancier russe Luzhetchnikoff (1794-1869) qui, à l’époque de la rentrée de Bakounine à la maison paternelle — après avoir donné sa démission comme officier — et dans les années suivantes vit le cercle de la famille de Bakounine et de ses amis au village de Priamukhino, le décrit ainsi : « Dans un des coins du gouvernement de Tver il y a un morceau de terre — Poushkine a vécu quelque temps dans sa vicinalité, chez un propriétaire du nom de Vulf — sur laquelle la nature concentrait tous ses soins affectueux, en le rendant charmant avec tout ce qu’elle peut donner dans un pays où il y a sept mois d’hiver. Dans ce pays pittoresque le fleuve coule plus vif, les fleurs et les arbres sont plus luxuriants et il faut plus chaud que dans les parties voisines. Aussi la famille qui y demeure est pour ainsi dire marquée par des facultés de l’esprit. Comme le cœur lui bat vivement, comme esprit et talents s’y trouvent réunis, comme il y a abondance de tout ce qui est bon et noble ! Le peintre, le musicien, l’auteur, le professeur, l’étudiant ou l’homme bon et honnête tout simple y sont traités avec égalité, sans distinction d’état et de naissance. Il m’a paru même qu’ils donnaient la première place aux pauvres. Les visiteurs, qui sont toujours nombreux, ne se sentaient pas comme des hôtes, mais comme appartenant à la famille. L’âme de la maison, ce fut sa tête, le patriarche du district. Comme il fut bon, ce vieillard majestueux, âgé de près de soixante-dix ans, avec son visage souriant, ses cheveux blancs tombant sur ses épaules, les yeux bleus qui ne voyaient rien comme chez Homère, mais avec l’esprit pénétrant, — dans le cercle de jeunes gens qu’il aimait avant tout et qu’il n’inquiétait pas par sa présence. Nul discours libre ne fut interrompu par son arrivée. On oubliait son âge grand, on s’était habitué à sa bonté et à son esprit.

« Il avait étudié à une des universités italiennes, grandes en leur temps, n’avait pas été longtemps au service de l’État, n’ambitionnant pas d’honneurs que sa naissance et ses convictions lui rendaient accessibles, et assez jeune encore il vint vivre dans son village, à l’ombre des cèdres qu’il avait plantés lui-même. Deux fois seulement les devoirs d’un maréchal de la noblesse du gouvernement et d’un curateur honoraire du lycée l’arrachèrent à son asile de campagne. Il aimait tout ce qui est beau, les enfants au berceau comme l’étreinte tendre d’une main de femme et le repos éloquent du tombeau. Ce qu’il aimait, sa femme l’aimait aussi, une femme intelligente, agréable ; les enfants l’aimaient aussi, fils et filles. Jamais une famille n’a vécu avec plus d’harmonie… »

Nous y trouvons une appréciation plus favorable de la mère de Bakounine ; cependant, ce que celui-ci écrit sur elle, n’est pas une remarque accidentelle, mais il est confirmé par d’autres témoins que ce fut une opinion enracinée et sans doute fondée sur une meilleure connaissance que