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dessaisir de son gage. Puis, quand les hommes sincères, quand les purs et les dévoués qui consacrèrent leur vie à l’œuvre fraternelle, ne sont plus là pour la continuer dans le même esprit, quand ils dorment sous la pierre, et que le « capital engagé », toujours vivant, toujours conscient de ses « droits », est désormais chargé de mener l’entreprise à bonne fin, hélas ! tout change alors. Il est vrai que les protestations humanitaires se font encore entendre, mais ce sont des paroles vaines, vides de sens, l’argent est devenu le maître, et toute l’affaire se trouve orientée vers un bas idéal. C’est ainsi que tant d’autres œuvres, commencées dans le pur enthousiasme fraternel, sont devenues peu à peu de médiocres institutions bourgeoises, dont il serait aussi utile de se débarrasser qu’il fut noble de les entreprendre !

Certes, ces vaillants d’Édimbourg, « Geddes et amis » savent parfaitement quel danger les menace ; ils n’ignorent point la puissance néfaste de la propriété privée, de l’argent, des intérêts pour cent et pour mille, mais tout en subissant les conditions de cette société mauvaise, ils s’empressent d’agir, réalisant de leur mieux autant de « faits accomplis » que leur vie peut en fournir, donnant à l’œuvre l’impulsion de tout leur être, s’associant en nombres grandissants pour qu’il soit de plus en plus difficile à l’argent de les faire dévier de leur voie. La forme extérieure de l’œuvre pourra changer après eux, mais ce qui ne périra pas c’est leur esprit, et d’autres reprendront le travail où on l’aura laissé.

Nous en avons assez, nous en avons trop, de cette exploitation toujours plus cruelle de l’homme par l’homme, trop de cette « production des richesses », c’est-à-dire paupérisation du grand nombre au profit d’une minorité toujours plus restreinte. Nous en avons assez du « Mammon inique », trop de l’ignoble Veau d’Or. Qu’on nous donne enfin une société humaine, qui soit au moins digne des autres sociétés animales, telles que les républiques des fourmis et des abeilles, des grues et des hirondelles ! Prenons enfin le loisir d’être heureux ! Nous avons besoin de fraternité — de fraternité entre les peuples et les nations, de fraternité entre les hommes.

élie, élisée reclus