Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/399

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duperie volontaire. N’importe quel livre devient propre quand on vient de lire le Nouveau Testament : pour donner un exemple, j’ai lu avec ravissement, immédiatement après saint Paul, ce charmant et insolent moqueur qu’est Pétrone, Pétrone dont on pourrait dire ce que Boccace écrivait sur César Borgia au duc de Parme : è tutto festo — immortellement bien portant, immortellement gai et bien réussi… C’est que ces petits cagots se trompent dans l’essentiel. Ils attaquent, mais tout ce qui est attaqué par eux, en devient distingué. Un « premier chrétien » ne souille pas celui qu’il attaque… Au contraire : c’est un honneur d’avoir contre soi des « premiers chrétiens ». On ne lit pas le Nouveau Testament sans une préférence pour tout ce qui y est maltraité, — sans parler de « la sagesse de ce monde » qu’un impudent agitateur essaie inutilement de mettre à néant par de « vains discours »… Mais même les pharisiens et les scribes gagnent à avoir de pareils ennemis : ils ont bien dû valoir quelque chose pour être haïs d’une façon si malhonnête. Hypocrisie — c’est là un reproche que les « premiers chrétiens » osaient faire ! — En fin de compte, ils étaient les privilégiés : cela suffit, la haine de Tchândâla n’a pas besoin de plus de raisons. Le « premier chrétien » — je crains que ce soit aussi le « dernier chrétien » — je vivrai peut-être assez longtemps pour le voir encore — est rebelle par ses bas instincts contre tout ce qui est privilégié, — il vit, il combat toujours pour des « droits égaux !… » À y regarder de plus près, il n’a pas de choix. Si l’on veut être soi-même « élu de Dieu », ou bien « temple de Dieu », ou bien « juger des anges » — tout autre principe de choix, par exemple d’après la droiture, d’après l’esprit, la virilité et la fierté, d’après la beauté et la liberté de cœur, tout autre principe devient simplement le « monde », — le mal en soi… Morale : Chaque parole dans la bouche d’un « premier chrétien » est un mensonge, chacun de ses actes, une fausseté instinctive, — toutes ses valeurs, tous ses buts sont honteux, mais ce qu’il hait, qui il hait a de la valeur… Le chrétien, le prêtre chrétien surtout est un criterium pour la valeur des choses. Faut-il encore que je dise que dans tout le Nouveau Testament il ne paraît qu’une seule figure qu’il faille honorer ? Pilate, le gouverneur romain. Prendre au sérieux une querelle de juifs, c’est ce à quoi il ne peut pas se décider. Un juif de plus ou de moins — qu’importe ?… La noble ironie d’un Romain devant qui l’on fait un impudent abus du mot « vérité », a enrichi le Nouveau Testament du seul mot qui ait de la valeur, — qui est sa critique, son anéantissement même : « Qu’est-ce que la vérité ? »


Frédéric Nietzsche
(Traduit de l’allemand par Henri Albert)

(À finir.)