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penses, ni même par les Écritures : elle est elle-même, à chaque instant, son propre miracle, sa récompense, sa preuve, son « royaume de Dieu ». Cette foi ne se formule pas — elle vit, elle se défend des formules. Sans doute le hasard du milieu, de la langue, de l’éducation préalable, détermine un certain cercle de notions : le premier christianisme ne se sert que de notions judéo-sémitiques (le manger et le boire dans la sainte Cène en fait partie, cette idée dont on a si malicieusement abusé, comme de tout ce qui est juif). Mais que l’on se garde d’y voir autre chose qu’un langage de signes, une sémiotique, une occasion de voir des paraboles. Qu’aucune parole ne doit être prise à la lettre, voilà, dès qu’il parle, la condition préalable de cet antiréaliste. Parmi les Indous, il se serait servi des idées de Sankhyam, parmi les Chinois de celles de Laotsé — sans y voir de différence. — Avec quelque tolérance dans l’expression, on pourrait appeler Jésus un « libre esprit », — il ne se soucie point de tout ce qui est fixe : le verbe tue, tout ce qui est fixe tue. L’idée, l’expérience de vie, comme seul il les connaît, répugne chez lui à toute espèce de mot, de formule, de loi, de foi, de dogme. Il ne parle que de ce qu’il y a de plus intérieur : « vie », ou « vérité », ou bien « lumière » sont ses mots pour cette chose intérieure, — tout le reste, toute la réalité, toute la nature, la langue même, n’ont pour lui que la valeur d’un signe, d’un symbole. Il n’est absolument pas permis de se méprendre en cet endroit, si grande que soit la tentation qui se cache dans les préjugés chrétiens, je veux dire ecclésiastiques[1]. Un tel symbolisme par excellence, se trouve en dehors de toute religion, de toute notion de culte, de toute science historique et naturelle, de toute sagesse de vie, de toute connaissance, de toute politique, de toute psychologie, de tous les livres, de tout art, — sa « sagesse » est précisément la pure ignorance qu’il existe de pareilles choses. La civilisation ne lui est pas même connue par ouï-dire, il n’a pas besoin de lutter contre elle, — il ne la nie pas… De même pour l’État, de même pour les institutions civiles et l’ordre social, le travail, la guerre, il n’a jamais eu de raison de nier le « monde », il ne s’est jamais douté de l’idée ecclésiastique de « monde »… La négation est donc pour lui une chose tout à fait impossible. La dialectique, elle aussi, fait défaut, l’idée qu’une croyance, une « vérité » pourrait être démontrée par des arguments (ses preuves sont des « lumières » intérieures, des sensations de plaisir intérieures et des affirmations de soi, — rien que des « preuves vivifiantes » ). Une pareille doctrine ne peut pas contredire, elle ne comprend pas du tout

  1. Différence entre chrétien et ecclésiastique. Nietzsche fait un jeu de mots sur christlich et kirchlich. (N. du T.)