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efface chez les êtres vénérés les traits originaux, souvent péniblement étranges, les idiosyncrasies, elle ne les voit pas elle-même. Il faut regretter qu’un Dostoïewski n’ait pas vécu dans le voisinage de cet intéressant décadent, je veux dire quelqu’un qui savait ressentir précisément le charme saisissant d’un tel mélange de sublime, de morbide et d’enfantin. Un dernier point de vue : le type, en tant que type de décadence, a pu être, en effet, singulièrement multiple et contradictoire : Une telle possibilité n’est pas à exclure entièrement. Pourtant tout semble en dissuader : C’est dans ce cas-là que la tradition devrait être remarquablement fidèle et objective : Mais nous avons des raisons d’admettre le contraire. Provisoirement, il existe une contradiction béante entre celui qui prêche sur les montagnes, les lacs et les prairies, qui nous apparaît comme un Bouddha sur un terrain très peu indou et si fanatique de l’attaque, ennemi mortel des théologiens et des prêtres que la malice de Renan a glorifié comme « le grand maître en ironie »[1]. Je ne doute pas moi-même qu’une grande dose de fiel (et même d’esprit)[2] ne se soit répandu sur le type du maître qu’à travers l’état d’agitation de la propagande chrétienne : Car on connaît abondamment le peu de scrupule des sectaires à s’arranger leur propre apologie dans la personne de leur maître. Lorsque la première communauté eut besoin d’un théologien malin et subtil pour juger, quereller et se mettre en colère contre des théologiens, elle se créa son « Dieu » selon ses besoins, comme aussi elle mit dans sa bouche ces idées tout à fait contraires à l’Évangile dont maintenant elle ne pouvait se passer, « le retour du Christ », « le jugement dernier ».


XXXII


Encore une fois, je m’oppose à ce que l’on inscrive le côté fanatique dans le type du Sauveur : le mot impérieux[3] que Renan emploie annule à lui seul ce type. La « bonne nouvelle » c’est précisément qu’il n’y a plus de contrastes ; le royaume de Dieu appartient aux enfants ; la foi qui se réveille ici n’est point une foi conquise par des luttes, — elle est là, primordialement, dans l’esprit resté enfantin. Le cas de la puberté retardée et restée à l’état latent dans l’organisme est du moins familier aux physiologistes comme phénomène de dégénérescence. Une telle foi est sans rancune, ne réprimande pas, ne se défend pas : elle ne porte point « l’épée », — elle ne se doute même point en quoi elle pourrait séparer un jour. Elle ne se manifeste point, ni par des miracles, ni par des promesses de récom-

  1. En français dans le texte. (N. du T.)
  2. Esprit, en français dans le texte. (N. du T.)
  3. Impérieux, en français dans le texte. [N. du T.)