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LA MORT[1]

J’étais un enfant de sept à huit ans, et ma famille demeurait à la campagne.

Certain jour que je m’étais éloigné de notre demeure, je rennarquai plusieurs personnes qui entraient dans une maisonnette sur le bord du chemin. Je les suivis.

La demeure était pauvre, n’avait guère que deux pièces, la cuisine et une chambre à coucher où j’entrai derrière quelqu’un, personne ne prenant garde à moi. Il y avait là du monde. On se taisait ou l'on ne parlait qu’en chuchotant. Le contrevent entre-baillé ne laissait entrer qu'une lueur douteuse. Une douzaine de personnes se tenaient immobiles autour de ce qui devait être un lit et d'où partait un bruit singulier que j'entendais pour la première fois, bruit bizarre... des ahan ! ahan ! monotones et inquiétants. Voilà que les assistants s'agenouillèrent. Quelqu’un était couché dans un lit, une vieille femme. J’entrevis une tête renversée, des cheveux en désordre, une figure jaune et dévastée, des yeux éteints, une lèvre baveuse. Celui que je savais être le pasteur protestant priait avec une voix passionnée, et je comprenais vaguement qu’il parlait de Dieu ou parlait à Dieu. On sanglotait autour du lit et dans tous les coins. La scène se prolongeait, se prolongeait, mais la prière se faisait plus vibrante à mesure que s'affaiblissaient les hoquets. Voilà qu’ils cessèrent et la prière aussi ; il y eut un instant de silence profond, puis éclatèrent de bruyants gémissements qu’on étouffait dans les mouchoirs... Une infection subtile flotta dans l’air ; elle me semblait partir de la tete échevelée, de la bouche ouverte.

Alors, je fus pris de terreur. J'avais peur de quelque chose, — quoi ? quoi donc ? — et saisi de crise nerveuse, je me pris à hurler.

Et tandis que l’on me ramenait à la maison : « Tais-toi ! tais-toi donc !

  1. Deuxième conférence à École des libres Études sur la Formation des Religions. — Voir n° 119 de la Société nouvelle