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durables, — les jouissances morales. Nous devons reconnaître que, nonobstant l’influence qu’il a exercée, ce système aussi a été jugé superficiel par la grande majorité. Enfin, il y a la morale, suivant laquelle les actes sociaux ne sont pour l’homme qu’un moyen de se réjouir avec ses frères de leur bonheur, à s’affliger avec eux de leur peine, moralité qui devient une habitude et une seconde nature et que développe constamment la vie sociale. Cette moralité est celle de l’humanité, elle est aussi celle de l’anarchie.

On ne pourrait rendre plus évidente la différence entre ces systèmes de morale différents qu’en rappelant cet exemple. Un enfant se noie en présence de trois hommes qui se tiennent sur la rive : Un moraliste religieux, un utilitarien et un homme du peuple. L’homme pieux se dit qu’en sauvant l’enfant il gagnera le paradis, peut-être aussi une récompense en ce monde, et il sauve l’enfant. Il s’est montré bon calculateur, voilà tout. L’utilitarien s’est fait ce raisonnement : les joies de la vie sont de deux sortes, les unes supérieures et les autres moins relevées. En sauvant l’enfant j’éprouverai une jouissance de premier ordre, et il saute dans l’eau. Ces utilitariens sont aussi des calculateurs, et la société fera bien de ne pas beaucoup compter sur eux. L’homme du peuple ne calcule pas. Il a l’habitude de sentir les peines et les joies de ceux qui l’entourent. Agir en conséquence est devenu sa seconde nature : Il se jette à l’eau comme un bon chien et sauve l’enfant grâce à l’énergie et à la promptitude de son dévouement. Et si la mère le remercie : « Je n’aurais pu faire autrement. » Voilà la véritable moralité, celle des masses, la moralité qui est entrée dans les mœurs et qui persistera, quelles que soient les théories émises par les philosophes, et qui se perfectionnera, grâce aux progrès de la vie sociale. Une telle moralité n’a pas besoin de force pour se maintenir, elle s’accroît au contraire en vertu de la sympathie qu’éveille chez tous les hommes le moindre appel à une conception plus large et plus élevée des devoirs sociaux.

Voilà le résumé très sommaire des principaux principes de l’anarchie. Chacun d’eux s’attaque à un préjugé, et résulte cependant de l’analyse de tendances réelles. Chacun d’eux est fertile en conséquences et demande la revision de plus d’une opinion courante. Et nous ne parlons pas ici en vue de l’avenir, dans une époque lointaine. Aujourd’hui, déjà, quelle que soit la sphère d’action de l’individu, il peut agir ! Agir d’accord avec les principes anarchistes ou prendre une direction contraire. S’il choisit l’anarchie, il suivra la voie du progrès à venir. Mais tout ce que l’on tentera dans la direction contraire ne sera qu’un effort infructueux pour forcer l’humanité à rétrograder.


Pierre Kropotkine