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et un abri pour ses enfants, doit passer sans entrer devant des magasins emplis jusqu’aux combles des comestibles les plus recherchés et les plus appétissants, qu’un luxe insolent s’étale à côté d’une misère noire, que le cheval et le chien de l’homme riche sont mieux traités que des millions d’enfants dont les parents gagnent un maigre salaire au fond de la mine, que la « modeste » robe de soirée d’une grande dame représente comme valeur huit mois ou un an de travail humain, que l’enrichissement aux dépens des autres est le but avoué des « classes supérieures », et qu’on ne peut tracer de limite entre les moyens honnêtes et les moyens malhonnêtes d’obtenir cet enrichissement, — sans doute la force seule peut maintenir cet état de choses, et des armées de policiers, de juges et d’exécuteurs deviennent une institution indispensable.

Mais si tous nos enfants — tous les enfants sont nos enfants — recevaient une instruction et une éducation saines — et nous avons le moyen de les leur donner ; si chaque famille habitait une maison convenable, et cela est déjà possible au taux élevé de notre production actuelle ; si l’on donnait un métier manuel à chaque garçon et à chaque fille en même temps qu’une instruction scientifique, et que le travail manuel ne fût pas considéré comme une preuve d’infériorité ; si les hommes entretenaient des rapports fréquents entre eux et se chargeaient en commun des affaires publiques, confiées aujourd’hui à une minorité et si, en conséquence de cette association et de cette proximité, ils en arrivaient à s’intéresser autant aux peines et aux difficultés du prochain qu’ils s’intéressaient autrefois aux peines et aux difficultés de leurs seuls parents et amis, il n’y aurait plus besoin de policiers, de juges ni d’exécuteurs. Les actes antisociaux ne seraient pas punis, mais prévenus en germe ; les quelques contestations qui pourraient s’élever seraient facilement élucidées par des arbitres dont les décisions ne nécessiteraient pas plus le recours à la force pour être exécutées qu’en Chine le verdict du conseil de famille ou qu’à Valence les prescriptions des tribunaux de paysans siégeant pour la répartition des eaux.

Et ici, nous touchons à une grave question : Que deviendrait la moralité dans une société qui ne reconnaîtrait pas les lois et affirmerait la liberté absolue de l’individu ? La réponse sera simple. La moralité est indépendante de la loi et de la religion et leur est antérieure. Jusqu’à présent les enseignements moraux s’étaient associés aux enseignements religieux, mais ceux-ci ont beaucoup perdu de leur influence et la sanction que la moralité puisait dans la religion voit le terrain lui manquer. Des millions d’existences se succèdent dans nos cités sans s’intéresser à l’ancienne foi. Serait-ce une raison pour méconnaître aussi la moralité et pour la traiter avec la même indifférence que les vieilles cosmogonies ?