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dictionnaire de Murray[1] fût passible d’amende pour avoir apporté un article en retard, ou que des gendarmes aient ramené au combat des volontaires de Garibaldi. Les engagements libres ne s’imposent pas.

Quant à l’objection si souvent répétée que personne ne travaillerait sans y être contraint par la nécessité, que de fois nous l’avons entendue lors de l’émancipation des esclaves en Amérique, des serfs en Russie, et nous avons eu dès lors le temps de l’apprécier à sa juste valeur ! Aussi n’essaierons-nous pas de convaincre ceux qui ne peuvent l’être que par le fait accompli. Quant à ceux qui réfléchissent, ils devraient savoir que, s’il en a été réellement ainsi pour une infime partie de l’humanité à l’état sauvage, — et encore, qu’en savons-nous ? — ou s’il en est ainsi dans quelques communautés ou chez quelques individus pris de désespoir par un insuccès constant dans leur lutte contre un milieu hostile, le contraire a lieu pour l’immense majorité dans les nations civilisées. Chez nous le travail est la règle et la paresse une exception artificielle. Sans doute s’il faut, parce qu’on travaille à un métier manuel, peiner toute la vie ses dix heures par jour, et souvent davantage, pour faire une infime partie d’un objet quelconque, des têtes d’épingles par exemple ; si le maigre salaire fournit à peine de quoi vivre à la famille ; s’il faut rester toujours dans la crainte d’être demain privé de son emploi — et l’on sait combien sont fréquentes les crises industrielles et la misère qu’elles engendrent ; — s’il faut toujours s’attendre à une mort prématurée dans un hospice d’indigents, et pis encore ; subir le mépris de ceux que le travail fait vivre ; renoncer pour toujours aux jouissances profondes que donnent à l’homme les sciences et les arts… — oh ! alors, il n’est pas étonnant qu’on n’aie qu’un rêve, — l’ouvrier manuel comme tout le monde, — celui de s’assurer cette condition fortunée où les autres travailleront pour lui. Quand je vois des écrivains se vanter d’être les vrais travailleurs et traiter les ouvriers manuels de vulgaires paresseux, je voudrais leur demander : Qui donc a fait tout ce qui vous entoure, les maisons où vous demeurez, les fauteuils qui vous donnent le repos, les tapis que vous foulez aux pieds, les rues où vous faites vos promenades, les habits que vous portez ? Qui donc a construit les Universités où vous avez étudié ? Qui vous a fourni de quoi manger pendant les années d’école ? Et que resterait-il de votre entrain au travail si vous passiez comme eux toute la vie sur une tête d’épingle et dans de telles conditions ? Sans doute qu’on vous traiterait aussi de vulgaires paresseux ! Et j’affirme qu’aucun homme intelligent ne peut étudier de près les ouvriers européens sans s’étonner au contraire de leur empressement au travail, même dans ces conditions abominables.

  1. Ce dictionnaire est fait par Murray avec l’aide d’un millier ou plus de collaborateurs volontaires.