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mique actuel, qui repose sur la propriété privée, sans ébranler du même coup l’organisation politique. La pratique nous indique déjà dans quelle direction se fera le changement. Non pas vers un accroissement des pouvoirs de l’État, mais vers l’organisation et la fédération libres se substituant à l’État dans tous les domaines dont il avait jusqu’ici le monopole.

On prévoit les objections : « Que faire de ceux qui ne tiendront pas leurs engagements, de ceux qui ne voudront pas travailler, de ceux qui transgresseront la loi écrite de la société ou, dans l’hypothèse anarchiste, les usages non écrits ? L’anarchie peut convenir à une humanité supérieure, non aux hommes de notre génération. » La formule de ces objections est bien vieille.

Et d’abord il y a deux sortes d’engagements : Celui qu’on accepte de plein gré, en toute liberté de choix, entre diverses propositions, et la capitulation forcée, imposée par l’une des parties, et qui n’est pas consentement mais pure résignation à la nécessité. Malheureusement la grande majorité des contrats actuels appartient à cette catégorie. Un ouvrier qui vend pour un modique salaire son travail au patron, sait parfaitement que celui-ci retient indûment une partie de ce que l’ouvrier aura produit, sans même lui garantir du travail pour plus tard, mais il n’ignore pas non plus que sa femme et ses enfants mourraient de faim au bout d’une semaine : N’est-ce pas une amère ironie que d’appeler cette transaction un libre contrat ? Les économistes modernes peuvent la désigner ainsi, mais le promoteur de l’économie politique, Adam Smith, ne donna pas dans ce travers. Aussi longtemps que les trois quarts de l’humanité seront contraints d’accepter des conventions de ce genre, la force sera nécessaire, non seulement pour les imposer, mais encore pour maintenir cet état de choses. Il faudra la force — et même beaucoup de force — pour empêcher les travailleurs de reprendre ce qu’ils considèrent comme étant injustement possédé par quelques privilégiés ; beaucoup pour contraindre de nouveaux sujets, les « non-civilisés », à se plier sous le même joug. Le parti des anti-étatistes spencériens le comprend si bien que, tout en s’opposant à l’usage de la force pour renverser les conditions actuelles, il demande que l’on use encore plus librement de la force pour maintenir le régime de propriété actuel. Quant à l’anarchie, elle est visiblement aussi incompatible avec la plutocratie qu’avec tous les autres genres de craties.

Nous ne voyons pas du tout la nécessité de la force pour imposer des conventions librement consenties. Nous n’avons, en effet, jamais entendu dire qu’on infligeât une pénalité quelconque à un sauveteur qui refuse de monter en bateau en cas de besoin. Tout ce que ses camarades font et peuvent faire, dans un cas pareil, c’est de l’inviter à quitter l’association pour toujours. On n’a jamais entendu dire, non plus, qu’un contributeur au