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gouvernement seront, pour le moins, tout aussi nombreuses que celles que l’on oppose à la société sans capitaliste. Nous sommes nourris de tant de préjugés quant aux fonctions providentielles des gouvernements, que les idées anarchistes ne seront certainement pas acceptées d’emblée. Du berceau à la tombe, on prêche la nécessité d’un gouvernement et ses bienfaits. Des systèmes de philosophie s’élaborent pour le soutenir ; l’histoire est écrite à ce point de vue ; des théories de la législation sont faites et interprétées dans ce sens ; toute la politique repose sur le même principe et chaque candidat au pouvoir dit au peuple dont il a besoin : Donne-moi le pouvoir et je te délivrerai des maux dont tu souffres. Tous nos systèmes d’éducation en sont imbus. Ouvrez les livres de sociologie, d’histoire, de loi, de morale : le gouvernement, son organisation, ses actes y occupent une si large place qu’on finit par se persuader qu’il n’y a rien en dehors de l’État et des hommes politiques. La presse n’a guère d’autre thème : ses colonnes sont remplies de rapports sur les débats parlementaires, racontés jusque dans leurs plus infimes détails, ainsi que les faits et gestes des personnages politiques, si bien qu’en lisant les journaux, nous aussi, nous oublions trop souvent qu’il y a des millions d’hommes — toute l’humanité — qui vivent et meurent dans la joie ou dans la peine, produisent et consomment, pensent et créent, en dehors de ces quelques personnalités dont l’importance a été exagérée à tel point qu’elle couvre le monde de son ombre.

Et pourtant si, fermant le livre ou le journal, nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur la société telle qu’elle est, nous sommes frappés de la part infinitésimale que prend le gouvernement dans la vie : des millions d’êtres ont passé sans avoir jamais eu rien à faire avec le gouvernement, tous les jours des millions de transactions sont conclues sans son intervention et n’en sont pas moins valables. — On peut même dire que les dettes dont il refuse de se porter garant, font peut-être les mieux payées (jeux de Bourse, dettes de jeu). La seule habitude de tenir parole, la crainte de perdre son crédit suffisent généralement pour que l’on tienne ses engagements. Sans doute, dans mainte occasion, la loi pourrait y contraindre ; mais sans parler des cas innombrables qu’il ne serait pas possible de déférer aux tribunaux, toute personne connaissant un peu les affaires n’ignore pas qu’il ne pourrait y avoir de commerce si un si grand nombre de commerçants ne se faisaient un point d’honneur de satisfaire à leurs obligations Ces mêmes marchands et fabricants qui ne craignent pas d’empoisonner leurs clients de drogues infectes, dûment étiquetées, gardent la parole donnée. Et puisqu’on peut déjà compter sur une moralité relative dans les conventions commerciales qui n’ont d’autre mobile que le désir de faire fortune, combien plus loyales seront les relations quand elles n’auront plus pour point de départ cet axiome économique que « la richesse est le travail des autres ».