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L’homme qui mange à sa faim et qui s’instruit à son gré est un homme libre et pour tous un égal ; mais il lui resterait un autre idéal à satisfaire, la fraternité, si ce progrès ne se réalisait pas nécessairement avec l’idéal du pain et de l’instruction, si tous les progrès ne se déterminaient pas mutuellement, et si l’éducation réelle, qui forme l’esprit, ne formait pas aussi le cœur. À elle de tourner la combativité de l’homme vers d’autres buts que le dommage ou la mort de son semblable, de la reporter vers des travaux de force, vers d’âpres et difficiles recherches, vers les voyages lointains entremêlés de périls, vers les épreuves redoutables, mais utiles pour la communauté. À l’éducation de compléter, d’une manière directe, la moralisation produite indirectement par la suppression de la misère et de l’ignorance. Si le travailleur, sûr de son pain, n’a plus à s’incliner humblement devant quelques seigneurs, prêt à subir toutes les humiliations qu’on voudra lui infliger ; si les jeunes filles, si les mères ne sont plus obligées de se vendre à tous les pourceaux qui passent, afin de manger ou de donner à manger à leur famille ; si les enfants deviennent vraiment des hommes, sains, dispos et forts, les conditions du milieu social devront complètement changer : des êtres nouveaux constitueront une société nouvelle. Étant donnée une humanité composée d’êtres libres, égaux, instruits, il est impossible de se la figurer avec des millions de soldats sans volonté personnelle, attendant le geste ou le cri qui leur dira de s’entretuer, avec d’autres millions d’esclaves obéissants, passant leur vie à gratter du papier, avec la tourbe de ceux, prêtres, magistrats, gens de police, dénonciateurs et bourreaux, qui ont charge d’enseigner par la terreur et d’assurer par le glaive la morale des nations.

Non, la personne humaine, ayant enfin le pain du corps et celui de l’esprit, ne s’accommodera pas d’un pareil régime, qui eût déjà fait périr l’humanité si elle n’avait pas eu en elle des éléments puissants de résistance et de renouveau : l’invincible amour de la vie, la curiosité de savoir, l’ironie vengeresse contre les dominateurs et l’esprit de solidarité entre tous ceux qui souffrent. Cette force collective des humbles, de tous ceux qui par eux-mêmes ne sont presque rien, cette force est celle sur laquelle nous comptons pour réaliser notre triple idéal : la conquête du pain, celle de l’instruction, et la moralité pour tous. Les immenses progrès accomplis déjà nous donnent confiance dans l’avenir. Mais vous qui désespérez, retournez au dieu tout-puissant des anciennes théogonies, invoquez de nouveau le Christ rédempteur, avec son paradis où quelques élus à peine entendront le chant des violes pendant les siècles des siècles, tandis que dans l’enfer les milliards et les milliards de maudits brûleront à jamais !

Élisée Reclus