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la chose est impossible ; au besoin, il se retranchera derrière Malthus et autres savants économistes, afin de se dispenser de répondre lui-même. Quant à nous, étudions simplement la statistique, afin qu’elle réponde à notre place. Assez de documents ont été recueillis pour que nous puissions constater si la Terre offre à ses fils, en quantité suffisante, des bois et des métaux, des argiles à poterie, des fibres à étoffes, des fruits, des grains et des racines alimentaires. Nous pourrons dresser le total et si nous voyons que l’offre est supérieure à la demande, que l’ensemble des produits dépasse de beaucoup les besoins de la consommation, si nous constatons en outre que les moyens de communication, d’ailleurs faciles à décupler, suffisent amplement déjà pour égaliser l’abondance dans toutes les contrées de la Terre, notre idéal du « pain pour tous » paraîtra-t-il si chimérique, et les hommes de cœur pourront-ils avoir souci plus pressant que de célébrer enfin le premier repas dont nul infortuné ne soit exclu ?

Le deuxième point de notre idéal se rattache au premier, car s’il est vrai que l’humanité ait du pain en surabondance, elle possède aussi le loisir nécessaire pour n’avoir plus besoin d’employer, dans les usines, les enfants à la place des hommes faits, et pour utiliser toute la période de préparation à l’étude de la vie par l’éducation complète, intégrale de l’individu. « L’homme ne vit pas de pain seulement », il vit aussi de la pensée. Le « banquet de la vie », dont parlent les poètes et les philosophes, n’est que par figure celui où se nourrit le corps ; le vrai banquet est celui « de Platon » où l’on échange des idées, où les hommes se comprennent et s’instruisent mutuellement, où, comme dans la cène pascale, une même nourriture spirituelle unit tous les convives en un même corps, leur donne à tous une âme commune. Mais en vue de cette communion des humains la première chose à faire, l’œuvre urgente par excellence, n’est-elle pas d’assurer à tous l’instruction matérielle, le développement de chaque intelligence dans la mesure complète de ses capacités ? Ce que Périclès disait d’Athènes, qu’elle était une « école de la Grèce », il faut le rendre une vérité pour toutes nos villes et faire autant d’écoles du monde, et des écoles vraies, dans lesquelles tous enseignent à tous et se fassent enseigner par tous, dans la plénitude de leur liberté, sans restrictions provenant d’une limite d’âge, de profession, de fortune, ou d’un manque de certificats et autres paperasses. Tel est notre idéal, bien différent de celui des esprits « modérés », des gens « sages » qui veulent faire deux parts de la science, l’une étroite et savamment falsifiée pour les enfants pauvres destinés à servir, l’autre large, libre, sans limites imposées, amplifiée d’orgueil, et par conséquent également faussée, pour les enfants riches destinés à commander. Mieux vaut cent fois l’idéal du fidèle auquel la « foi dans l’absurde » suffit et qui ne veut de science pour personne !