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qu’elle saluait ainsi de ses vivats un moribond ! Et s’il sait faire vivre les foules, quelle scène il tracera de cette première nouvelle de l’attentat, proclamée ainsi officiellement dans un théâtre, devant ce public de gala, et de ces attaques furieuses de la populace, grisée de colère et d’aveugle besoin de vengeance immédiate, contre ceux dont le nom et les allures rappellent vaguement la nationalité de l’assassin ! Et cette grande ville toute entière passant subitement de la joie bruyante et un peu artificielle d’une solennité qui flatte son légitime orgueil de grande ville et de ville prospère, à la colère mêlée de dépit de ce crime commis sous ses yeux et qu’elle n’a su empêcher.

Mais tous ces traits ne sont peut-être qu’antithèses littéraires. Hâtons-nous de revenir aux impressions d’ordre moral et politique que suggère naturellement l’événement à tout spectateur impartial. Voici la victime du drame. C’est un honnête homme, sans mérites et sans défauts transcendants, sans rien de ce qui enflamme l’enthousiaste admiration des foules, sans rien non plus qui déchaîne les colères ou qui justifie les haines meurtrières. Il a, dans un moment difficile, accepté la présidence de la République, à laquelle on l’appelait autant à cause de son nom prestigieux dans l’histoire de la République, que pour sa réputation jamais démentie d’honnête homme, dans une époque où ils se font rares, d’homme correct et consciencieux, ni égoïste ni cupide, succédant à celui qui fut le beau-père de Wilson ! Et il n’a failli ni à cette réputation d’intègre loyauté, ni à ce bon renom de correction, de désintéressement et de libéralité. Il a préféré constamment le rôle purement décoratif que lui octroie la constitution de son pays, au rôle politique important et occulte qu’il aurait pu s’arroger sans violer ouvertement la lettre même de la charte. Son nom surnage intact au-dessus du flot de boue dorée du Panama qui éclabousse presque tout ce qui a un nom politique dans son pays. S’il n’est pas admiré, il n’est pas méprisé, et s’il n’est pas fanatiquement aimé, il n’est pas haï de ses compatriotes. Du reste, le temps de son mandat est fixe et le terme en approche, sans qu’il paraisse désirer en faire prolonger la durée. Il est assassiné ; et par qui ? Par un ouvrier boulanger italien de 22 ans, venu de Cette à cet effet, sans que l’on puisse savoir au premier instant si cet assassin soulage par son crime un besoin de vengeance personnelle, une vague rancune d’Italien exalté se rappelant Aigues-Mortes, ou quelque fureur d’anarchiste vengeant, sur le chef de l’État, le sang justement répandu des assassins Ravachol, Vaillant et Émile Henry. Dès la première minute, l’hypothèse d’une vengeance a été écartée. Cesario Santo n’avait jamais eu à souffrir ni directement ni indirectement de Carnot. Ensuite, on a vu surtout l’Italien, et l’on a pu craindre que, dans un coup de folie, de terribles représailles ne fussent exercées qui pouvaient entraîner les plus graves conséquences. Le langage intelligent et modéré de la presse française qui, dès la première heure, a nettement refusé de rendre une nation toute entière solidaire du crime d’un sans-patrie, a vite dissipé toute inquiétude de guerre.

Reste l’anarchie : on sait à n’en plus douter aujourd’hui que l’assassin du président Carnot est un anarchiste, il est connu comme tel de longue date, il obéit peut-être au mot d’ordre féroce d’un groupe ou d’un comité.

La conclusion est facile à tirer. Il faut que la France, après nous avoir donné la joie d’une belle unanimité dans la réprobation indignée, nous montre encore la dignité d’un grand calme dans cette crise, et d’une ferme résolution d’anéantir, sans rien supprimer des libertés acquises, les bêtes féroces qui croient régénérer l’humanité par leur fantaisie macabre de pillage et d’assassinat. Si elle agit ainsi, la mort du président Carnot, qui afflige douloureusement une famille, mais qui, après tout, est glorieuse pour lui, puisqu’il est tombé à un poste d’honneur, n’aura été inutile ni au bonheur de son pays, ni à la tranquillité de l’Europe.

G. Vallette.
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Sur l’Alpe en hiver.


RÉVEIL

Par deux fois l’horloge sonne
Un, deux, trois, quatre et cinq coups.
Moi, dans mon lit je frissonne,
Car il fait un froid de loup.

Jusqu’aux moelles me pénètre
L’air glacial de la nuit.
Dans la rue, sous ma fenêtre,
Soudain éclate un grand bruit.

Bruit de pas, galop de bêtes,
Appels, claquements de mains,
Tintamarre de clochettes,
Voix clamant par les chemins ;

Quel sorcier d’enfer déchaîne
Ce sabbat sous le ciel noir ?
C’est mon voisin qui ramène
Son troupeau de l’abreuvoir.

Et vaguement je discerne,
Dans l’ombre où je me morfonds,
Le reflet de sa lanterne
Qui s’agite à mon plafond.


TABLEAU DU SOIR

 
Le soir descend. Sur la neige des frissons roses
Courent, qui la font palpiter comme une chair ;
Et les toits des chalets, par leurs trappes mi-closes,
Laissent un filet bleu monter dans le ciel clair.

Tout près, à l’occident flamboyant, se détachent
Sur un fond d’or, les sapins noirs, aigus et droits.
C’est le moment où vers les abreuvoirs, les vaches
Vont à la queue leu leu par les chemins étroits.

Les vieilles, gravement, hument l’eau des fontaines,
Puis vers l’étable s’en retournent en bavant,
Tandis qu’une lueur, sur les crêtes lointaines,
S’allume à l’horizon vert pâle du levant.

Mais les jeunes, après avoir bu, semblent folles ;
L’air piquant les enivre et les met en gaîté ;
Ainsi que des enfants échappés de l’école,
Elles fuient vers l’espace et vers la liberté.

Par les talus de neige elles font des gambades,
Les petits bouviers les pourchassent en criant,
Faisant claquer leurs fouets, sautant les palissades ;
Et le ciel a des feux pourpres à l’orient.

Janvier 1894.

Henri Warnery.
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