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énergique et pittoresque, qui caractérise la période primitive, ces visur, destinées à renforcer le pathétique des situations et à rehausser la valeur esthétique des récits, ne constituent que trop souvent de véritables énigmes. L’abus des licences poétiques, des métaphores et des tropes, un mélange confus de formes et de termes bizarres et d’idées hétérogènes en font un galimatias d’aspect déconcertant qui a tourmenté bien des philologues. Ce n’est plus la vraie inspiration ni l’élégante facture des chants de l’Edda. Trop de bizarreries et d’hyperboles, de redondances et de chevilles, trop de recherche et d’affectation, en les rendant inintelligibles, ont fini par attirer sur ces productions post-classiques le dédain des profanes[1].

Pourtant, quand, à force de patientes et laborieuses recherches, on réussit à scruter le mécanisme compliqué de ce langage bizarre et à découvrir le sens caché sous cette accumulation de figures, on constate que la poésie scaldique, dans mainte de ses productions, atteste un art incontestable. Il y a de l’originalité, du mérite et une certaine grandeur dans cette richesse extra-

  1. « Les expressions métaphoriques (kenningar), après avoir été des créations spontanées, deviennent des formules banales et de commande, si bien que la part d’originalité et d’imagination du poète devient minime. Tous les noms, sans exception, ont été travaillés par les scaldes, qui ont rendu ces périphrases obligatoires et ont ainsi transformé la langue poétique en une sorte d’argot à l’usage des poètes factices. Ce style ampoulé rappelle les conceptos de Gongora, les concetti de Marini et le langage maniéré des « Précieuses ridicules ». Pour être poète, il faut maintenant connaître le kenning et même les kenningar variés de chaque chose ; il y a des vocabulaires et des questionnaires, sortes de Gradus ad Parnassum à l’usage des novices. En présence de ces difficultés, les poètes amateurs (thulir) finissent par disparaître, et les scaldes restent seuls en possession de l’art poétique. Le moment est venu où des poétasses diront dans leurs préambules : « J’écris pour des gens intelligents ! » Ils n’aiment pas le vulgum pecus qui, du reste, le leur rend bien et qui se vengera en les laissant dans l’oubli : puisqu’il ne plaît pas au poète de se faire comprendre, il ne plaira pas non plus au peuple de l’acclamer. C’est la fin de la vraie poésie, et les scaldes peuvent se vanter de lui avoir donné le coup de grâce. » (D’après les leçons faites à l’Université de Liège par Godefroid Kurth.)