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PORTRAIT DE LA ROCHEFOUCAULD

de passions pour le porter à faire les choses. J’aime mes amis, et je les aime d’une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J’ai de la condescendance pour eux ; je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs[1] et j’en excuse facilement toutes choses[2] ; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n’ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J’ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j’ai moins


    doit laisser au peuple, » c’est-à-dire au vulgaire, à ceux qui par la condition, les sentiments, le défaut de culture, sont gens du commun. C’est la doctrine des stoïciens, ainsi que le rappelle Montaigne (Essais, livre I, chapitre i) : « Ils veulent qu’on secoure les affligez, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse auecques eulx. » — Cicéron (Tusculanæ Quæstiones, livre IV, chapitre xxvi) : At etiam utile est misereri. Cur misereare potius, quam feras opem, si id facere possis ? An sine misericordia libérales esse non possumus ? « Mais (disent les péripatéticiens) la pitié est utile. Au lieu de prendre pitié d’un malheureux, que ne l’assistez-vous plutôt, si vous le pouvez ? A-ton besoin d’être touché, pour se montrer secourable ? » — Sénèque (de Clementia, livre II, chapitre iv) : Ad rem pertinet quærere hoc loco quid sit misericordia ; plerique enim ut virtulem eam laudant… At hæc vitium animi est. « C’est le cas de rechercher ici ce que c’est que la pitié ; car le vulgaire la vante comme une vertu… Ce n’est pourtant qu’un défaut de l’âme. » — Misericordiam… vitabunt ; est enim vitium pusilli animi, ad speciem alienorum malorum succidentis. (Ibidem, chapitre v.) « On évitera la pitié ; car c’est le défaut d’une âme faible, qui succombe au spectacle des maux d’autrui. » — Charron (de la Sagesse, livre I, chapitre xxxii, édition de 1632) abonde dans le sens de Cicéron, de Sénèque et de la Rochefoucauld : C’est « vne passion d’ame foible, vne sotte et féminine pitié, qui vient de mollesse, trouble d’esprit ; loge volontiers aux femmes. » Cependant son maître, Montaigne, avait dit (Essais, livre I, chapitre i) : « l’ay vne merueilleuse lascheté vers la miséricorde et mansuetude. »

  1. « Leur mauvaise humeur, » au singulier, dans le texte de Duplessis et dans celui de M. Éd. de Barthélémy.
  2. Ce membre de phrase : « et j’en excuse, etc., » manque dans les éditions de Brotier et de Duplessis.