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Il n’y a plus qu’un très petit peuple de valets, insolent, arrogant, qui traite ses maîtres de haut en bas, leur met le poing sur la gorge, refuse de les servir et pille leurs millions tant qu’il en reste. Bientôt, il n’y en a plus ; et les anciens millionnaires, fourbus, désespérés, obligés de se servir eux-mêmes, s’éteignent à leur tour. Les possesseurs nouveaux, en face de terres incultes et de machines au repos, sentant le besoin d’un peuple à travailler, sont en négociation d’une part avec les Canaques, de l’autre avec les Kabyles, pour venir repeupler l’Europe — ou plutôt, comme dit un des savants, pour décider à quelle sauce on sera mangé ? — Le fait le plus certain est que l’ère de la barbarie va se continuer sur la même base : l’exploitation de l’homme par l’homme[1].

C’est que l’absence du progrès moral rend stérile, aussi bien que le progrès matériel, le progrès intellectuel. On peut mesurer les cieux et le globe, pénétrer les forces de la matière et s’en rendre maître. — Tant que le Moi humain restera seul en soi-même et ne verra dans ses semblables que des objets de satisfaction personnelle à exploiter ; tant qu’il n’aura pas le sens et la religion de l’humanité ; qu’il ne jouira et ne souffrira que dans sa propre chair et sa propre vanité, sa vie ne pourra être que mesquine, bornée, et quoiqu’il fasse, amère. Vie au jour le jour, sans base, sans profondeur, sans but sérieux ni sécurité. — Tandis que, fils et frère, ami de sa propre espèce, dans l’avenir comme dans le présent ; égal, associé ; participant dans un même intérêt et un même devoir aux progrès de l’humanité, il aimerait, jouirait du bonheur des autres en même temps que du sien propre, vivrait paisible et confiant.

Quel bien ? quel intérêt peut-on trouver dans la lutte fratricide, à moins d’une folie chronique ?

Pourtant, il ne faut pas se bercer d’illusions : le progrès n’est pas fatal ; et il faut purger notre esprit de cette superstition, fruit persistant du déisme. Le jour croît sans doute, par le mouvement, même inconscient, des hommes ; mais il n’éclaire toujours que les sommets ; et là même, peu de cerveaux qu’il pénétre sérieusement. Les affaires, les soins vulgaires, les préoccupations de la lutte les obstruent, ne leur laissent pas le temps de penser. Là comme ailleurs, l’habitude et la condition enserrent les êtres humains dans un cercle, que rarement on

  1. Il n’y a la rien de fantastique. C’est, à quelques variantes près, le fait de l’empire romain et de la longue barbarie qui suivit sa destruction.