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15 novembre, 1919.
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LA REVUE MODERNE

Une honnête femme

PAR
M. Henry Bordeaux
de l’Académie Française


LE BAL ANNUEL DE LA PRÉFECTURE


Dans une petite ville un bal est un événement. Les jeunes filles en parlent un mois à l’avance pour y situer leurs désirs, et les personnes mûres un mois après pour en exploiter les aventures sous la forme de savantes médisances.

Mme Hétry, femme du préfet de la Haute-Savoie, donnait à Annecy un bal annuel et déployait dans son organisation autant de diplomatie que son mari en temps électoral. Car elle ne se contentait pas du monde officiel. Invités complaisants, les ménages de fonctionnaires, même escortés d’une troupe imprévue de pensionnaires et de jouvenceaux, ne pouvaient flatter son amour-propre. Comme elle était la fille d’une danseuse économe qui, tout en levant le pied avec grâce, s’était juré d’établir dans l’administration son enfant de hasard, elle ne se plaisait que dans la compagnie des plus anciennes familles du pays et, participant à leur régularité, les voyait avec douleur dans l’opposition. Avec méthode et souplesse, avec patience, insistance et persévérance, elle s’insinuait dans leur intimité et parvenait à conquérir jusqu’à l’aristocratie boudeuse qui brûlait de se divertir et sauvegardait sa dignité en maintenant dans les salons de la préfecture une attitude gourmée et condescendante.

Il est vrai qu’après la fête le journal radical se lamentait sur les dangers que courait la République ; mais on supprimait en hâte le traitement d’un desservant de village, et tout rentrait dans l’ordre. Après quoi, le traitement était subrepticement rendu, le scepticisme du préfet lui tenant lieu d’équité.

M. le préfet avait servi avec ce même scepticisme divers régimes politiques. De ses débuts sous l’Empire il conservait des manières distinguées et une correction mondaine. Il était de ces hommes qui ne s’embarrassent jamais de théories, et pour qui le mot opportunisme a été créé. Sous une fausse politesse il abritait son autorité et s’arrangeait habilement pour laisser aux bureaux l’ennui des vexations et des mesures désagréables : tant de chefs de service se font ainsi passer pour de bons garçons !

Certes, il ne pensait pas épouser Ida Marcheru quand il fréquentait, dans le but d’oublier durant quelques instants précis le décorum de la vie administrative, l’appartement de la rue de Clichy où la jeune fille se formait aux usages sous la surveillance d’une mère que la prévoyance avait conduite au rigorisme. Après la surprise du mariage, il se tâta comme s’il venait de tomber d’un étage élevé et reconnut que le sort le favorisait à la façon de ces victimes qui survivent aux accidents dont elles ne gardent pas d’autres traces que de fortes indemnités.

Mme Marcheru mère, enlevée prématurément à son respect filial, laissait une fortune considérable conquise à la pointe de ses petits pieds, et le préfet amoureux trouvait dans l’union légitime ce qu’il cherchait autre part ; la fantaisie apprivoisée et régularisée, celle qui ne manque de tenue qu’à dates fixes et ne compromet jamais la carrière. Mme Hétry le servait par une coquetterie que la vanité seule occupait, et employait son charme parisien à se faufiler dans les milieux les plus graves et les plus dignes, qu’elle transformait peu à peu sans en avoir l’air. Car si l’amour ne l’intéressait point pour son propre compte, il la passionnait pour celui des autres : elle excellait à susciter des sympathies, à exciter des désirs, à provoquer des sentiments, par une divination des caractères, par cet art dans le choix des invitations et des places à table, privilège de certaines maîtresses de maison qui préféreraient être la cause occasionnelle de dix adultères plutôt que de constater l’ennui ou la froideur de leurs hôtes.

Ainsi la préfecture d’Annecy, par un phénomène sans doute unique en France, satisfaisait le gouvernement et ses adversaires.


Mme Hétry, cette année-là, avait du retarder son bal annuel à cause d’un incident survenu mal à propos avec l’évêché, à l’occasion de l’enterrement religieux d’un sénateur anticlérical : les amis du défunt réclamaient un service extraordinaire avec le concours d’un grand nombre de prêtres et les morceaux funèbres d’une fanfare municipale ; or, beaucoup d’ecclésiastiques s’étaient abstenus, et la musique avait été proscrite de l’église. Ce fut une polémique discourtoise dont l’adroite préfète attendit la fin. Elle lança ses invitations quand on ne les attendait plus, à la veille de Pâques.

Avril naissait et l’on sentait le printemps venir. Il était déjà venu dans les salons de la préfecture qu’ornaient des plantes de serre et des gerbes de fleurs nouvelles.

Quand elle eut terminé sa toilette, Mme Hétry renvoya sa femme de chambre et s’approcha de la fenêtre. À travers les carreaux elle pouvait apercevoir dans la nuit claire, entre les arbres, le lac tout proche et entendre le clapotis des petites vagues qui brisaient au rivage. Mais elle guettait le bruit des voitures. Elle n’était pas sans inquiétude sur le sort de sa soirée : les ennemis de l’État ont tant de perfidie ! Aux premières lanternes en marche, elle descendit, et ce fut pour recevoir — maigre gibier, — Mme Marolaz et son fils, jeune conseiller avide d’avancement.

Mme Marolaz jouissait allègrement d’une réputation assez difficile à maintenir en province, celle de posséder la plus mauvaise langue de la ville. Elle partageait son temps entre une intrigue toute maternelle qui préparait de loin l’avenir administratif et matrimonial du jeune Théodore, et le perfectionnement de ses connaissances dans la chronique locale qu’elle utilisait le mieux du monde pour le préjudice de chacun et l’agrément des autres. D’habitude Mme Hétry n’accordait à ses médisances qu’une oreille distraite ; elle était plus encline à favoriser, même involontairement, tout commerce secret de galanterie, qu’à en tirer un orgueilleux avantage. Mais la crainte d’un échec la disposait à recueillir sur ses invités en retard les bruits les plus fâcheux.

— Les Ferrière viendront-ils ? interrogea Mme Marolaz, qui tout de suite se posait en confidente.

— Sans doute, madame. Mon mari, consulté récemment par les maires de trois communes, les a engagés à confier leurs procès à M. Ferrière.

Elle ne craignait pas de favoriser momentanément un avocat de l’opposition pour assurer le succès de ses entreprises. Avec conviction elle ajouta :

— Ils viendront.

Mme Ferrière n’aime pas le monde, surtout le nôtre.

— Elle adore son mari.

Mme Marolaz tira les conséquences de cette certitude :

— Alors vous aurez aussi les de Chéran.

— Ah ! laissa échapper, sans bien comprendre, la préfète ravie.

— Mais oui Vous ignorez donc ce que chacun sait ? Depuis les dernières assises, Mme de Chéran n’a de regards que pour le beau Paul Ferrière.

— Vraiment ?

— À la messe, à la musique militaire, partout on l’a remarqué.

— J’en suis fort aise, fit ingénument Mme Hétry.

— Aux assises, il défendait une pauvre femme qui avait tué son enfant. Il fut admirable… et admiré.

— Il le mérite.

— La jolie Berthe assistait à la plaidoirie. Elle pleura sur les malheurs de la pauvre femme. Elle pleure comme elle rit et comme elle aime, facilement.

— Les Ferrière, proclama la préfète, font un ménage délicieux. Je crains fort pour les amours de la comtesse de Chéran.

Elle n’omettait jamais les titres. Sa mère, qui fréquentait le meilleur monde, l’y avait dressée de bonne heure. Mme Marolaz esquissa un geste vague :

— Avec les hommes, sait-on jamais ?…