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bytère ils contemplaient ensemble la mer irritée, le pasteur disait à sa fille :

— Vois, Else, ainsi est la vie ; la vie où s’agitent les enfants des hommes, que leurs passions impures secouent ainsi que de fragiles esquifs pour recouvrir ensuite le rivage de leurs débris. Celui-là seul qui se fait un rempart d’un cœur pur peut braver l’orage, et les vagues impuissantes viennent se briser à ses pieds.

Else se serrait alors contre son père. Elle se sentait si sûre auprès de lui. Il y avait tant de clarté dans ce qu’il disait que ses paroles brillaient devant elle comme une lumière, éclairant sa vie. Il avait une réponse à toutes ses questions. Rien n’était trop élevé pour lui, ni rien trop insignifiant. Ils échangeaient leurs pensées sans contrainte, presque comme frère et sœur.

Pourtant il y avait entre eux un point obscur. Si sur tous les autres elle allait droit à son père, ici elle faisait un détour pour éviter quelque chose qu’elle craignait d’aborder.

Elle connaissait la grande douleur du pasteur et savait quel bonheur il avait possédé et perdu. Elle s’intéressait vivement aux héros des romans qu’elle lisait à haute voix dans les veillées d’hiver. Son cœur avait deviné que c’est l’amour qui donne les plus grandes joies, comme aussi il cause les plus profondes douleurs. Mais en dehors de l’amour malheureux, il y avait encore quelque chose, quelque chose d’affreux qu’elle ne pouvait comprendre. Il lui semblait parfois qu’à travers le ciel de l’amour passaient des ombres noires honteuses et avilissantes. L’amour, ce mot sacré, servait aussi à nommer la pire dégradation et la plus effroyable misère. Il s’était passé chez des gens qu’elle avait connus des choses auxquelles elle n’osait pas penser, et quand son père, en paroles contenues mais sévères, parlait de la corruption des mœurs, elle restait longtemps gênée et sans oser le regarder.