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CONTES

l’infini, s’étendait plate et immobile comme l’image du désespoir. Pour tout dire, il ne restait à bord, de toute la provision d’alcool, que le fût de trois-six au fond duquel le commandant Bartus dormait son dernier sommeil, et chacun, pour ne pas périr de soif, en était réduit à boire de l’eau.

Une circonstance aussi exceptionnelle, aussi contre nature, peut, seule, faire comprendre la suite de ce récit. Nous hésiterions à le poursuivre, si nous n’étions convaincus que nous nous adressons à des gens au cœur solide, habitués aux choses de la mer, et non à ces blêmes habitants des villes, dont la tête tourne et l’estomac se vide dès qu’ils ont mis le pied sur un embarcadère.

Le cuisinier fut le premier qui osa descendre dans la cale, un gobelet au fond de sa poche, un vilebrequin à la main. Il remonta bientôt après, titubant mais consolé. Puis ce fut l’un, puis l’autre, chacun à son tour. Puis les marins, par groupes, à certaines heures de la journée prirent l’habitude de se réunir autour du fût du commandant Bartus. Ils buvaient à petits coups la précieuse liqueur, avec une sorte de recueillement. Il leur semblait que quelque chose pénétrait en eux de l’âme noble et généreuse du défunt.

Il va de soi, naturellement, que lorsque le navire eut regagné son port d’attache, le fût était vide. Cependant le souvenir n’en devait pas périr de si tôt. Tant, en effet, qu’il survécut quelque part, dans un port de la Manche, de l’Océan, ou de la Méditerranée, un matelot de la Belle-Julie, certes il ne se refusa jamais à choquer son verre contre celui d’un ami, fût-il terrien. Mais, malgré la politesse bien connue des gens de mer, si on lui eût demandé : « Que dites-vous de ce cognac ? » ou bien : « Eh ! Eh ! ce marc, en avez-vous bu de pareil aux Îles-sous-le-Vent ? » — il aurait invariablement répondu : « Faites excuse, sauf votre respect, ça ne vaut pas la cuvée du commandant Bartus. »