Page:La Revue hebdomadaire, série 12, numéro 52, 1928.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.
528
CONTES

dans le quartier. Il n’hésita pas à prescrire le système audacieux des palans et des câbles. Du geste, il indiquait une fenêtre mansardée du cinquième étage, perdue dans l’ombre.

On convint du lundi pour la date de l’opération. Le piano droit reçut un abri dans la loge et, vers les minuit, Mlle Céréda put prendre possession de son logis où la bougie s’éteignit, après un dernier spasme, dès que la porte fut refermée.

Le lundi matin, les deux déménageurs, accompagnés d’un charpentier, d’un serrurier et du concierge, directeur des travaux, se présentèrent de fort bonne heure. Ils portaient des poulies, des cordes et des poutres. La vieille demoiselle les reçut, auprès d’une malle entr’ouverte, comme elle achevait à peine de rajuster ses mèches grises sous son bonnet.

Les préparatifs durèrent jusqu’à midi… On eût dit que Mlle Céréda, après avoir fait enlever le châssis de la croisée et desceller le modeste balcon de fonte, voulait établir à sa fenêtre un appareil de balistique renouvelé des guerres de l’antiquité. Le piano quitta le sol et s’éleva avec aisance, au rythme des « oh ! hisse ! » scandés par le concierge. Sa grande ombre balancée piqua la curiosité de l’atelier de modes de l’entresol, « Au Caprice des dames » ; elle causa quelque surprise à la jeune bonne du premier, qui, née loin du tumulte des métropoles, avait gardé de son enfance un visage facilement émerveillé ; elle troubla dans ses travaux la sage-femme du second et donna le vertige à tous les locataires des étages supérieurs. Mais une fois à bonne hauteur, le piano, de quelque manière que l’on s’y prît, placé de face, de profil, ou de trois quarts, verticalement, obliquement ou horizontalement, ne put pénétrer par l’orifice prévu et dut redescendre avec d’infinies précautions.

Dès lors, et pour longtemps, le « home » de Mlle Céréda se trouva transformé en un chantier sonore du bruit des