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CONTES

la maison Habburton and Co limited, d’Edimbourg (laines d’Australie) avec l’espoir, à la fin de ses jours, d’une retraite aléatoire comme ponton-embarcadère sur la Tamise. La courbe de son étrave et l’inclinaison de ses mâts, sa précision à tenir le vent au plus près, et sa souplesse à monter à la lame, l’apparentaient aux plus fins voiliers de la Compagnie des Indes. De telles dispositions eussent incliné sa vocation naturelle vers la course ou le trafic du bois d’ébène, sans l’injustice des circonstances qui le vouèrent à la monotonie d’un commerce au long cours, mais de peu d’éclat.

Aussi, lorsqu’il n’entendit plus sur son pont et dans les profondeurs de sa cale que le travail sourd du bois et les courses brusques des rats, et dès qu’il ne connut plus à sa fantaisie d’autre limite que la circonférence immuablement parfaite de l’horizon, le City of Benares étira-t-il ses vergues dans un geste de grand délassement.

Pendant tout un après-midi de calme plat, il somnola, dérivant doucement sur un courant inconnu, tandis que la mer, où des vols de mouettes s’étaient posés en rond, réverbérait le soleil dans tous les sens par l’agitation continuelle de ses miroirs dansants. La brise ne fraîchit qu’à la tombée de la nuit. Le trois-mâts hésita un instant, cherchant le vent. Puis, penché brusquement sur bâbord, il reçut le souffle dans ses voiles qui claquèrent, et, retroussant à la proue une aventureuse moustache d’écume, s’enfuit sous la clarté de cette lune, qui, même par les nuits les plus chaudes, a toujours l’air d’avoir froid.

Il se disait : « Au-delà de tous les continents et de la lumière nocturne du dernier phare de la dernière côte doit s’étendre un océan plus stérile et plus beau que les plus déserts où j’ai laissé mon reflet et tracé mon sillage. Le rythme des houles parallèles s’y trouve réglé par l’haleine perpétuelle des alizés. Là s’arrête, avec tout négoce, le royaume des hommes et commence le pays des vaisseaux libres et des épaves abandonnées qui ne