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vres. » C’était Cousin lui-même, qui, craignant un éclat, chargeait prudemment Béranger d’une mission délicate : faire accepter l’idée d’un éloignement temporaire, moyennant un dédommagement qu’elle fixerait elle-même. Béranger, sur le premier point, réussit mieux qu’il n’espérait, mais, sur l’indemnité, le négociateur échoua, malgré toutes ses instances. La délaissée fit preuve de dignité, n’accepta rien, sous aucune forme. Parmi tant de faiblesses, elle avait du moins cette fierté de ne vouloir demander qu’à sa plume la subsistance pour elle et pour les siens. Le testament du philosophe est muet sur celle qui, pendant si longtemps, joua le premier rôle dans sa vie.

Alors commencent les années douloureuses. Avec les succès de la femme s’évanouit peu à peu la vogue de l’écrivain. Journaux, revues, libraires se dérobent à l’envi devant ses poèmes ou sa prose. Pour vivre, il faut-descendre aux humiliantes besognes, faire de la littérature commerciale. Il vint un jour où celle qu’Hugo avait appelée ma sœur dut rédiger, dans les journaux spéciaux, des articles de mode, vanter des corsets, des chaussures, célébrer les eaux de toilette, les crèmes pour le visage et les poudres de riz. Plus d’une fois, assure-t-on, on la vit pleurer à chaudes larmes, tout en corrigeant ses épreuves.

Chose singulière, c’est en ce temps qu’elle composa, je crois, sa meilleure pièce de vers, ce sonnet, d’un accent sincère et d’un charme mélancolique, adressé à sa fille :

Tu t’élèves, et je m’efface,
Tu brilles, et je m’obscurcis,
Tu fleuris, ma jeunesse passe,
L’amour nous regarde, indécis.

Prends pour toi le charme et la grâce,
Laisse-moi langueurs et soucis.
Sois heureuse, enfant, prends ma place ;
Mes regrets seront adoucis.