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stoïquement, dit-elle, cette infidélité, et se borna, pour toute vengeance, à quelques critiques littéraires sur les œuvres de son rival. Le récit semble assez exact, dramatisé toutefois, selon la coutume de l’auteur. J’en donnerai pour exemple l’épisode du Jardin des Plantes. En s’y promenant avec Musset, tous deux, raconte Mme Colet, s’arrêtent un jour devant la cage des fauves ; un « lion du Sahara », débarqué depuis peu, d’une stature colossale, excite chez eux une vive admiration. Elle a la fantaisie de lui caresser la crinière ; le lion bondit en rugissant ; Musset y fait écho par un cri de terreur : « Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir ! Vous voulez que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte !… » En parlant ainsi, il m’avait saisie dans ses bras, et m’emportait en courant, hors de la galerie…

Adèle Colin, gouvernante de Musset, qui, le même jour, sut l’anecdote de la bouche du poète, remet les choses au point. Ce fut Musset, dit-elle, qui encouragea son amie à caresser le lion ; elle se contenta, par prudence, de le toucher du bout de son ombrelle ; il rugit, elle n’insista pas. Musset en rit beaucoup, mais il n’en fit pas moins, le soir, ce beau sonnet, qui ne figure pas dans ses œuvres :

Sous ces arbres chéris ou j’allais, à mon tour,
Pour cueillir en passant, seul, in brin de verveine,
Sous ces arbres charmants, où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tous les parfums du jour,

Des enfants étaient là, qui jouaient alentour ;
Et moi, pensant à vous, j’allais traînant ma peine,
Et si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l’être au moins de mon amour.

Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente ?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné.
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?

Ô lion, tu le sais, toi, mon noble enchaîné,
Toi qui m’as vu pâlir, lorsque sa main charmante
Se baissa doucement vers ton front incliné.