Page:La Revue hebdomadaire, année 19, tome 3, n° 10, 1910.djvu/151

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vrir du génie, « Je suis fier de toi, écrira-t-il quelques semaines plus tard. Je me dis : c’est elle pourtant qui t’aime ! Est-il possible ? C’est celle-là ! »

Qu’il l’ait, du premier jour, ardemment convoitée, la chose s’explique d’elle-même : mais qu’il s’en soit suivi une aussi durable liaison, il faut, pour le comprendre, songer aux conditions spéciales où se trouvait Flaubert et aux contradictions de sa nature étrange. D’âme passionnée et de tempérament fougueux, il n’avait, semble-t-il, jamais encore eu de maîtresse. Si l’on néglige les faciles aventures de sa vie d’étudiant, une seule femme jusqu’alors avait troublé son cœur, une femme rencontrée à Trouville lorsqu’il avait quinze ans et pour laquelle, toute son adolescence, il avait brûlé en secret d’une flamme d’autant plus violente qu’elle ne s’était point déclarée. « C’était, a-t-il écrit, tout le charme du rêve, avec toutes les jouissances du vrai. » Avec quelle promptitude allait se dissiper ce rêve devant les réalités de l’amour ! D’autre part, ce sensuel, ce réaliste, ce sauvage, avec ses accès de colère, ses nervosités maladives et ses brutalités de mots, était au fond un être bon, compatissant, sensible. « Je ne sais pas, confessait-il, envoyer promener les gens qui me parlent avec un visage triste et des larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant, et je cède. » Et il dira aussi un jour : « Sans l’amour de la forme, j’aurais peut-être été un grand mystique. » Ardeur contenue, besoin d’aimer, culte de la beauté plastique, plus tard pitié pour un être qui souffre, qui pleure et qui supplie, de tous ces éléments divers est tissé le lien résistant qui va, pendant huit ans, l’enchaîner à la femme la moins faite pour fixer son esprit et son cœur.

Les premiers temps de cette liaison ne furent qu’un enchantement. Les lettres quasi quotidiennes qu’à chaque séparation Flaubert adresse à sa maîtresse sont pleines de ces enfantillages, ordinaires chez les