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découvrir à tous les yeux, de mettre en vente au plus offrant ses beautés les plus secrètes, ses charmes les plus mystérieux et les plus touchants, son âme, ses sentiments, ses souffrances, ses luttes intérieures ! Voilà ce que nous avons beau voir tous les jours, ce qu’il nous sera éternellement impossible de comprendre ! » L’allusion était claire, et tant d’audace effraya Béranger : « Quelle bizarre idée avez-vous eue, mande-t-il au philosophe, de tomber sur les femmes qui écrivent, dans votre Jacqueline Pascal ? »

Parmi les lieux où Louise Colet, à cette période de son histoire, tenait le plus volontiers ses assises, était l’atelier de Pradier, le célèbre sculpteur. Tous deux étaient en coquetterie réglée ; elle le nommait mon cher Phidias, il ripostait ma chère Sapho ! et personne ne souriait de ces appellations. C’est chez Pradier qu’elle rencontra, en juin 1846, un jeune géant, de robuste encolure, auquel ses longues moustaches tombantes donnaient la mine d’un chef gaulois. Pradier le lui présenta en ces termes : « Vous voyez bien ce grand garçon-là ; il veut faire de la littérature ; vous devriez lui donner des conseils. » Gustave Flaubert — car c’était lui — n’avait encore rien publié, bien qu’il fût déjà regardé, dans le petit cercle d’amis qui connaissaient ses œuvres, comme un homme supérieur et un futur grand écrivain. Ce provincial de vingt-cinq ans, assez naïf, un peu sauvage, échappé pour deux jours de sa solitude de Croisset, fut ainsi mis brusquement en présence d’une des célébrités les plus acclamées de Paris. Vêtue de blanc, les pieds dans des mules de satin, soutenant, en sa pose habituelle, de son bras nu, d’une éclatante blancheur, sa tête blonde aux cheveux bouclés, tenant de la main restée libre un mouchoir imprégné de senteurs pénétrantes, elle éblouit, fascina, enivra le débutant de lettres. Il n’eut que peu d’efforts à faire pour lui décou-