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de quatre pages, d’un style abracadabrant. Je lui rappelais les souffrances de Prométhée, quand il mit au jour une créature aussi dépravée qu’elle. Je critiquai sa boîte à malice et son ajustement de bayadère. J’osai même m’attaquer à ses pieds serpentins, que je voyais passer insidieusement sous sa robe. Puis j’allai porter la lettre à l’hôtel où elle demeurait.

Sur quoi je retournai à mon petit logement de Leopolstadt, où je ne pus dormir de la nuit. Je la voyais dansant toujours avec deux cornes d’argent ciselé, agitant sa tête empanachée, et faisant onduler son col de dentelles gaufrées sur les plis de sa robe de brocart.

Qu’elle était belle en ses ajustements de soie et de pourpre levantine, faisant luire insolemment ses blanches épaules, huilées de la sueur du monde. Je la domptai en m’attachant désespérément à ses cornes, et je crus reconnaître en elle l’altière Catherine, impératrice de toutes les Russies. J’étais moi-même le prince de Ligne, et elle ne fit pas de difficulté de m’accorder la Crimée, ainsi que l’emplacement de l’ancien temple de Thoas. — Je me trouvai tout à coup moelleusement assis sur le trône de Stamboul.

— Malheureuse ! lui dis-je, nous sommes perdus par ta faute, et le monde va finir ! Ne sais-tu pas qu’on ne peut plus respirer ici ? L’air est infecté de tes poisons, et la dernière bougie qui nous éclaire encore tremble et pâlit au souffle impur de nos haleines… De l’air ! de l’air ! Nous périssons !

— Mon seigneur, cria-t-elle, nous n’avons à vivre que sept mille ans. Cela fait encore mille cent quarante !

— Septante sept mille ! lui dis-je, et des millions d’années en plus : tes nécromanciens se sont trompés.

Alors elle s’élança, rajeunie, des oripeaux qui la couvraient, et son vol se perdit dans le ciel pourpré du lit à colonnes. Mon esprit flottant voulut en vain la suivre : elle avait disparu pour l’éternité.