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MADAME DARGENT

lit, les deux jambes nues pendantes… C’est elle, c’est elle, le mauvais ange, la diabolique Providence, son destin, son destin tragique ! Une seconde, il n’en doute plus : elle a tué la mère et le fils, silencieuse, implacable, secrète et sûre… La colère, une colère d’enfant ou de demi-dieu, une explosion de l’instinct… La chambre du crime et de l’agonie lui paraît tout à coup immense, infinie, déserte, pareille à une steppe de cauchemar. Une âcre fumée l’étrangle, il jette ses mains en avant.

La folle cherche à fuir, se cramponne aux rideaux du lit, de ses deux griffes. À quoi bon ? Il pèse sur elle de tout son corps, de tout le poids du corps et de l’élan. Il ne voit plus, mais ses doigts voient pour lui. À peine garde-t-il le souvenir d’une tête renversée en arrière, d’un cou qui se brise et d’un plaintif gémissement… Le geste fatal, plus rapide qu’une pensée, a tué d’un seul coup, et si vite, que dans le visage déjà rigide, la bouche amère tremble encore…

… On a su depuis que Mme Dargent était morte dans une crise de délire furieux, entre les bras de son mari. Depuis, l’éminent maître a repris sa course aux honneurs et à la gloire, avec un vigoureux optimisme. Que craindrait-il, en effet ? Un auteur ne se trouve pas deux fois dans sa vie face à face avec une créature de chair et de sang qui ressemble comme une sœur à ces rêves dont s’amuse, avec le lecteur complice, une élégante perversité… Qui sait, pourtant ? Plus d’une image meurtrière, dont l’écrivain se délivre, dix siècles après remue encore dans un livre…


georges bernanos.