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bâtiments d’une brasserie. Il s’en élevait le son d’une musique sauvage.

Ici, des paysans et des paysannes dansaient. Dans un angle de la salle, sur une estrade, se tenait l’orchestre tzigane, mais pas composé de tziganes en tenue d’opérette. Des vrais, de ceux que j’avais rencontrés dans les Tatras, parqués dans des masures, à l’écart d’un village. Petits, nerveux, bruns, maladifs, et qui jouaient du violon avec un mélange de passion et de lassitude infinie. Nous nous assîmes. Mon guide, qui connaissait le coin, me souffla : « Ce n’est pas encore l’heure. » Ce fut l’heure, enfin. La bière, la chaleur, la nuit, montaient à la tête des couples. Tout à coup, il y eut du fracas, on renversait des verres ; des femmes glapirent, des danseurs s’injurièrent et s’empoignèrent, tandis que les tziganes continuaient à racler leurs romances. Des hommes s’interposèrent entre les combattants, la bataille cessa. Pour recommencer cinq minutes plus tard, dans un autre coin de la salle. C’est qu’on avait le sang vif, ici ; pour relever un affront ou une injure, on ne sortait pas un couteau de sa poche, mais c’était tout comme. J’avais affaire à des hommes aux instincts primitifs, paysans depuis peu citadins, nomades depuis peu d’années fixés sur ce coin de terre. Je plongeais dans ce courant de vie comme je l’avais souhaité. Oui, mon désir eût été de me perdre dans cette vie, de la vivre ainsi que ces hommes, et sans doute de cette façon connaîtrais-je leurs secrets ?

Fort avant dans la nuit nous partîmes. La ville dormait, elle m’appartenait toute, confuse, immense et mystérieuse, j’emporterais d’elle une image qui ne serait qu’à moi seul.

Le surlendemain, à Hidasnemeti, je franchissais la frontière hongroise. Je me proposais d’aller à Budapest, puis à Vienne. Un autre voyage commençait, qui me vaudrait de nouvelles découvertes, angoissantes…


Eugène Dabit