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LA REVUE DU MOIS

en sommes à présent à la troisième, celle de la « contre-prime » : nous appelons de la sorte un accident assez curieux de la maladie protectionniste ; c’est la résorption de la prime par elle-même ; un exemple va faire comprendre le phénomène auquel je fais allusion. La loi de 1893 sur la marine marchande instituait pour les voiliers, pendant une période de dix ans, des primes à la navigation ridiculement élevées. Un auteur dont la conscience et l’impartialité ne sauraient faire doute, pour tous ceux qui le connaissent, M. Maurice Sarraut, dans un ouvrage publié il y a cinq ans, montrait déjà que, grâce à ces primes, certains des voiliers visés par la loi de 1893 réalisaient annuellement des bénéfices de 30 p. 100. Aujourd’hui, la période est terminée au cours de laquelle le budget était tenu de garantir ces bénéfices aux voiliers et ceux-ci se déclarent prêts à changer de pavillon si la loi nouvelle ne consent à « prolonger » à leur égard les prodigalités déjà plus que suffisantes, cependant, à réaliser leur amortissement. À la menace ils joignent la prière, et l’un de leur défenseurs est venu gémir à la tribune de la Chambre sur le sort de ces pauvres voiliers, qui n’arrivent plus à gagner de l’argent, et vont être obligés en conséquence de sortir des cadres de notre marine marchande (la seule, apparemment, où la navigation soit ruineuse !) La Chambre s’est émue, elle a voté l’article 8 de la loi nouvelle, article qui garantit à ces vieux voiliers, pendant trois ans, après l’expiration des avantages promis par la loi de 1893, des primes trois fois plus fortes que celles accordées aux voiliers neufs de demain ; résultat : les charges budgétaires sont considérablement accrues, et cet accroissement a pratiquement pour effet de contrebalancer l’influence protectrice de la loi relative aux constructions nouvelles. Voilà la contre-prime dans toute sa beauté ; rien de plus logique, d’ailleurs, que cette absurdité du moment qu’en économie on protège les faibles, il faut accorder aux plus faibles une protection plus grande, et s’il restait dans un de nos ports une antique caravelle encore en état de tenir la mer, ce n’est pas une prime triple, c’est une prime décuple qu’il lui faudrait octroyer !…

Ce n’est pas tout, car dans cette méconnaissance des conditions naturelles de la production, dans cet esprit de domination, d’isolement et de guerre qu’on trouve à la base du protectionnisme, le résultat final de l’effort humain sera sans cesse oublié