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PIERRE CURIE

casion d’être élu, non sans quelques difficultés cependant, dues surtout à ce qu’il ne croyait pas raisonnable de recommencer une série de visites chez des personnes auxquelles il s’était présenté récemment pour sa première candidature ; il jugeait leur temps et le sien assez précieux pour ne pas devoir être émietté par pur respect d’une tradition.

Il n’a pas eu le temps d’utiliser le supplément de puissance qu’il acquérait par cette élection, d’apporter dans ce milieu nouveau pour lui le sain exemple d’une action dirigée uniquement par des préoccupations élevées, sans aucun souci d’échanger des complaisances ou de ménager des gens influents. Il voulait servir la science qu’il aimait et à laquelle il ne trouvait pas que notre société, plus avide de bien-être que de nobles pensées, fît une place suffisante. Il pensait que les hommes de laboratoire, créateurs de richesse et de beauté matérielle et morale, ne sont pas partagés comme ils le devraient être, que leur fonction, essentielle pourtant, n’est pas classée dans notre organisation universitaire, exagérément scolastique encore. Il n’admettait pas qu’on les épuisât dans leur jeunesse par des besognes d’enseignement souvent ingrates, ni lorsqu’ils ont malgré tout montré leur goût pour la recherche et commencé à porter quelques fruits, qu’on gaspillât leur temps sous prétexte d’honneurs.

Il commençait à prendre l’influence qu’exercent, malgré leur mépris des habiletés, les gens d’esprit sincère et désintéressé ; il allait pouvoir, de manière efficace, défendre les idées que je viens de rappeler. Il avait accueilli avec enthousiasme la tentative récente de groupement entre les professeurs des facultés des sciences, surtout parce qu’il comptait pouvoir agir par là contre les traditions, chères aux pays latins, d’une culture presque exclusivement littéraire et verbale, et il n’aurait, pas plus qu’à l’ordinaire, hésité à aller dans ce sens jusqu’au bout de sa pensée. Au moment où, mûri par plus de vingt-cinq ans de recueillement volontaire et de contemplation sereine, il avait d’un regard clair examiné toutes ses pensées à la seule lumière de la saine raison, et surtout réussi à mettre ses actes en accord avec elles, au moment où il allait, servi par les circonstances, posséder plus de force d’exemple et de rayonnement, une mort stupide est venue nous l’enlever.