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PIERRE CURIE

ont empêché de se ménager des influences utiles ou des amitiés puissantes, qui ne fait partie d’aucune famille en place ou d’aucune coterie. Et les choses se trouvent arrangées de telle sorte que non seulement nul ne songe à lui assurer la tranquillité matérielle où puisse librement se développer son génie, mais encore que les hommes se détournent de lui, lorsqu’il descend vers eux, riche de ses pensées tranquilles et du fruit de son labeur, sur lequel il n’apprit jamais les moyens d’attirer l’attention.

Il fallut encore une fois l’intervention d’étrangers pour déterminer un nouveau progrès dans sa situation, à laquelle cependant s’étaient ajoutées, seulement en mars 1900, deux années après son échec de 1898, des fonctions de répétiteur à l’École polytechnique où il ne resta d’ailleurs que six mois.

Vers ce moment, en effet, l’Université de Genève fit les plus grands efforts pour se l’attacher ainsi que Mme  Curie, et il fallut cette pression, jointe à celle d’une opinion publique commençant à peine à s’émouvoir, pour qu’on lui donnât le poste qu’il demandait au P. C. N., en juillet 1900, au moment du Congrès international de physique.

Joint à celui de l’École de physique, le nouvel enseignement dont il se chargeait, fatigant surtout en raison du grand nombre des auditeurs, aurait suffi pour absorber l’activité d’un autre. Et cependant, rarement production scientifique fut plus intense et plus haute que celle de Curie pendant les trois années suivantes.

Il semble que ces années-là marquent le point culminant de sa trop courte carrière ; il est à ce moment en pleine possession de lui-même et de son habileté, égal à la grandeur du sujet qu’il travaille, entouré par sa femme et des amis dévoués, et point encore importuné par une célébrité qu’il ne désirait pas.

Il voit, à ce moment, sous son effort continu, s’éclairer progressivement le mystère qui entourait les propriétés des corps radioactifs ; il contribue pour une large part à édifier le monument scientifique commencé, il y a juste dix ans, par la découverte des rayons de Röntgen et dont le développement d’inouïe rapidité n’a pas d’équivalent dans l’histoire des sciences.

Nul ne songeait cependant en France à diminuer le poids d’un double service d’enseignement qui, joint à sa production rendue plus rapide par la poussée du mouvement scientifique étranger, le fatiguait prématurément et précipitait le retour de crises douloureuses dont il commençait à souffrir.