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LA REVUE DU MOIS

mirent en commun leur travail, théorique ou expérimental, la préparation des cours et des examens, passant leurs journées de repos ou de vacances dans quelque solitude, en forêt ou au bord de la mer, à discuter ensemble et à s’efforcer de comprendre, parfois en compagnie d’un ami, quelque importante question.

Ils vécurent d’abord à Sceaux, puis jugeant que cela même leur prenait trop de temps, vinrent s’installer rue de la Glacière, près du laboratoire de l’École de physique, où nous avons vu que Schützenberger leur permit de travailler tous deux, organisant leur vie avec la plus extrême simplicité, dominés qu’ils étaient par l’unique préoccupation du travail.

Enfin, peu de temps après la naissance d’Irène, leur fille aînée, dans le désir de lui donner plus d’air et de lumière, et pour prendre avec eux le Dr Curie, devenu veuf à la même époque, ils vinrent habiter, près du parc de Montsouris, la maison du boulevard Kellermann, que le deuil vient de frapper et où seuls les huit ans d’Irène et les dix-huit mois de sa petite sœur Ève mettent encore un peu de joie.

Autour de cette maison, leurs amis qu’ils voulaient peu nombreux par le même souci de sincérité qui dominait toute leur vie morale, n’aimant pas plus disperser leurs affections que leur esprit, leurs amis avaient commencé de former une petite colonie. Il venait là Debierne, l’ami le plus intime et le collaborateur pour les longs traitements que la préparation des sels de radium exigeait, Perrin, voisin immédiat depuis un an, Sagnac, Urbain. Voisin moi-même, j’ai passé là de bien bons moments ; j’aimais aller le soir les trouver, toujours prêts aux longues causeries, dans la pièce du premier où ils travaillaient ensemble, au-dessus du jardin que le grand-père cultivait. Nous poursuivions leur continuel travail d’examen des idées et des faits, travail que guidait la finesse d’esprit de Curie, que soutenait le persévérant besoin de clarté de sa femme. Nous touchions à tout, mais nous revenions de préférence au merveilleux mouvement qui emporte en ce moment la physique et où leur œuvre commune tient une si grande place. Quelle amertume à penser que tout cela est fini, que ces moments sont passés et que nous ne sentirons plus, après trop peu d’années d’un délicieux commerce, s’exercer sur nous la force d’impulsion que dégageait Curie.