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PIERRE CURIE

ratoire où les souvenirs évoqués par les objets et les lieux familiers viennent à la fois la soutenir et la navrer. Elle sait rendre par là le plus pieux hommage à celui qui n’est plus et dont l’esprit survit en elle, après un déchirement d’autant plus cruel que leurs cerveaux s’étaient unis par les sentiments comme par les pensées, qu’ils avaient toutes mises en commun.

Il est difficile, en effet, d’imaginer une union plus intime que celle, plus étroite chaque jour, où ils eurent tous deux la joie de vivre onze ans. Avec la clarté de son esprit sincère, Curie avait senti ne pouvoir réaliser entièrement sa vie que grâce à une femme qui fût en même temps sa collaboratrice. « Ce serait une belle chose à laquelle je n’ose croire, écrivait-il quand il eût trouvé celle qu’il espérait, de passer la vie l’un près de l’autre hypnotisés dans nos rêves. »

Et l’événement se chargea de montrer à quel point ils furent bien inspirés tous deux ; lui, sérieux, contemplatif et tendre, physicien de science profonde et d’habileté consommée, donnait une famille, un pays d’adoption à la jeune étudiante polonaise, lucide et sincère, de volonté droite et ferme dans la conscience passionnée des Slaves, toute vibrante encore sous les meurtrissures causées dans son enfance par la servitude qui pèse sur sa patrie.

En échange elle lui donnait le bonheur d’une existence d’exceptionnelle unité, la joie de vivre près d’une intelligence éprise comme la sienne d’absolue clarté, de compréhension complète et profonde, près d’une volonté capable de le soutenir, d’une affection prête à calmer ses inquiétudes de rêveur. Elle décuplait sa puissance et achevait d’en faire le grand homme que nous pleurons ; enfin elle s’engageait la première dans l’étude des corps radioactifs, lui ouvrant la voie et lui donnant ainsi l’occasion des découvertes qui devaient les illustrer tous deux. Elle voulut qu’il fût grand et que rien ne vint, en dispersant ses forces ou gaspillant son temps, retarder ou compromettre son libre développement. Dans ce sens elle eut beaucoup à lutter, à partir du moment où l’attention générale fut attirée sur eux de manière plus indiscrète encore que tardive. Elle le défendait contre la curiosité beaucoup mieux qu’il ne savait le faire lui-même.

Du jour de leur mariage, rien, avant la mort, ne vint les séparer, ni une idée, ni un sentiment, ni même un seul jour. Ils