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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

Ils ont posé un espace qui jouit de certaines propriétés, et ils se plaisent à poursuivre les conséquences de ces propriétés. Que leurs spéculations sur le fini ou l’infini s’appliquent au réel, j’en suis émerveillé ; c’est un fait devant lequel il faut bien nous incliner tous les deux. Voyez-y, s’il vous plaît, la bienfaisante influence des causes destructives. En spéculant sur les figures infiniment petites, les mathématiciens ont créé l’admirable instrument que vous connaissez et qui, en astronomie notamment, leur a rendu des services incontestables. Pour le moment je n’attribue pas la même importance aux spéculations sur l’homme à deux dimensions.

Revenons à la nécessité des physiciens ; vous savez combien le sujet m’a toujours préoccupé et vous vous étonneriez si je ne m’y arrêtais pas ; vous m’accuseriez peut-être de quelque lâcheté vous auriez tort la vérité est que je veux, en passant, dire son fait au déterminisme.

Au fond des sciences expérimentales, il y a un postulat indispensable, qui est pleinement justifié par leurs succès et dont, bien entendu, je ne contesterai pas la valeur : c’est que chaque phénomène est déterminé par quelques phénomènes, en petit nombre, en ce sens que la connaissance approximative de ceux-ci suffit à la connaissance approximative de celui-là.

Loin d’impliquer la dépendance mutuelle de tous les phénomènes, la science expérimentale suppose que chaque phénomène est à peu près indépendant de l’infinité des autres phénomènes. Quel est le chimiste qui pense à la longitude ou à la latitude de son laboratoire ou qui ne croira pas que je me moque de lui si je vais lui soutenir que la réaction qu’il étudie peut bien réussir le mardi, et non le jeudi ? Le droit qu’il a d’éliminer presque tout de ce qu’il appelle les circonstances de son phénomène est capital pour le savant : c’est le bon sens (le bon sens du chimiste) qui, pour lui, légitime et fonde ce droit.

Je dois être sincère et corriger ce qu’il y a d’excessif dans mon affirmation que les sciences expérimentales postulent plutôt l’indépendance des phénomènes que leur dépendance mutuelle ; il me faut bien reconnaître que le nombre des circonstances dont dépend pour nous la connaissance d’un phénomène augmente singulièrement avec la précision de cette connaissance. En dépit de cette concession, que je vous fais avec mauvaise humeur, la notion d’un déterminisme total me semble une