Page:La Revue du Mois, tome 2, 1906.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
143
L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

De plus en plus, les mathématiques tendent à se réduire à de pareilles implications, et à se débarrasser, à se vider de l’impure réalité ; je doute qu’elles arrivent jamais à cet état idéal d’une science « où l’on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est vrai », mais, qu’elles y tendent, cela est manifeste. On m’a raconté récemment qu’il y a déjà, dans un pays moins rétrograde que le nôtre, un traité de géométrie élémentaire qui commence par cette phrase. « Peu importe ce qu’on appelle point, droite, plan, … » Au moins, cher ami, n’allez pas raconter que j’approuve ce début : il ne manquerait pas de gens sensés qui m’obligeraient à donner ma démission. Quoi qu’il en soit, en mathématiques, l’implication des propositions les unes dans les autres est seule nécessaire. Il suit de là que leur nécessité n’est que dans notre pensée et ne regarde en rien les choses. Quant au possible, c’est simplement, pour le mathématicien, ce qui n’implique pas contradiction dans les termes.

Le point de vue de l’expérimentateur est très différent tout d’abord, il admet sans contestation que ce qui s’est passé dans certaines conditions se reproduira à peu près dans des conditions analogues ; il qualifie de nécessaire cette répétition des phénomènes ; sans qu’il s’explique sur le sens de cette nécessité, il la met dans les choses, non en lui. Peu à peu, il tend à confondre le réel, en tant qu’il est connu, avec le nécessaire. Il qualifie de possibles les événements qu’il prévoit imparfaitement, d’impossible ce qui ne s’est jamais vu, et ne se verra pas. Il acquiert, des phénomènes qu’il étudie, une habitude qui joue un rôle analogue à celui du bon sens dans la conduite de la vie : le bon sens n’a pas de place en mathématiques. D’autre part, il arrive à condenser des groupes de phénomènes en lois, qui sont parfois susceptibles d’un énoncé mathématique, et qui se prêtent ainsi au raisonnement déductif, en les supposant vraies. Il confond alors la nécessité propre au raisonnement déductif avec cette nécessité qu’il s’est habitué à mettre dans les choses. Ce qu’il appelle une démonstration est, d’ordinaire, un mélange de déductions mathématiques et d’inductions tirées de ce précieux bon sens qu’il a acquis et qu’il partage avec ceux qui ont les mêmes habitudes que lui : pour ses collègues en bon sens, sa démonstration est convaincante. L’insupportable mathématicien demande qu’on lui expose clairement et d’abord les postulats et les hypothèses : il prétend qu’on n’oublie rien ; il se