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LA REVUE DU MOIS

Tout d’abord, ces concepts nous sont assurément suggérés par les objets réels ; mais nous n’y parvenons qu’en poussant jusqu’à l’infini quelque propriété que nous avons observée : nous avons observé, par exemple, des corps plus durs que d’autres ; notre pensée, d’un bond, va jusqu’au bout : elle crée le corps parfaitement solide et ce concept limite arrive à former le fond même de notre idée de la matière. Le physicien sait très bien qu’il n’y a pas de corps solide ; il n’abandonne pas pour cela cette notion : il attribue la parfaite solidité à l’atome, avec quoi il constitue la matière ; parfois, il ajoute à cette parfaite solidité de l’atome, une parfaite élasticité, sans trop se soucier de savoir si ces deux qualités parfaites ne se gênent pas en s’ajoutant.

Dire que ces concepts limites préexistent dans notre esprit, qu’ils font partie du dessin primitif qui est le résidu de la vie ancestrale, vous semblera peut-être exagéré ; mais, au moins, une certaine tendance à la formation de ces concepts limites me parait inhérente à notre pensée telle qu’elle est par elle-même, ou telle qu’elle est devenue par la suite des testaments qui l’ont enrichie peu à peu. Cette tendance à la formation de concepts limites, infiniment éloignés de ce qui nous les suggère, me semble du même ordre que la tendance à la séparation et à la simplification que j’ai voulu indiquer un peu plus haut.

Vous me dites que, quand je vois de loin une surface à peu près plane, dont je ne puis apercevoir les irrégularités, je vois un plan parfait ; non, je pense un plan parfait. La tendance dont je viens de parler est entrée en jeu ; le concept limite a surgi en moi ; j’ai comparé ce concept parfait à ce que je vois, je n’ai pas aperçu de différence. Le régulier est antérieur, dans mon esprit, à l’irrégulier, qui le suppose. Ne me répondez pas que je suis la dupe de mes habitudes de fonctionnaire en mathématiques : je crois que les choses se passent de la même manière dans la tête du petit breton qui, du haut de la falaise, regarde la mer et s’amuse de la voir tout unie, de ne pas distinguer les vagues. D’ailleurs, que savent les mathématiciens sur le plan, la ligne droite ou le point ? À quoi a abouti leur long et minutieux travail d’analyse sur ces concepts fondamentaux ? À proclamer l’impossibilité d’une définition, à déterminer tout au plus la façon dont il convient de parler de ces êtres indéfinissables, si l’on veut construire des phrases correctes.