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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

aura saisi les analogies ; il aura des concepts distincts. Les cadres de sa pensée sont formés d’avance ; ils se remplissent avec une facilité et une rapidité merveilleuses. L’inextricable complexité du monde extérieur se résoud en concepts séparés et simplifiés. Assurément ces séparations et ces simplifications naïves fournissent une image très imparfaite de la réalité, une image pourtant qui s’y adapte assez pour que l’enfant puisse en tirer parti ; les premiers linéaments de cette image sont, en quelque sorte, grossièrement dessinés en lui ; c’est ce qui lui reste de sa vie antérieure, chez ses ascendants, une photographie confuse des choses qui ont posé devant eux, le plus souvent ; sa vie actuelle ajoutera à ce dessin primitif d’infinies complications, de riches et éclatantes couleurs, des nuances délicates. Ses premiers concepts, séparés et simplifiés, permettront bientôt à l’enfant des ébauches de raisonnement, des syllogismes naïfs, dont les membres ne sont pas disjoints, mais où la conclusion apparaît, par une intuition immédiate, comme contenue dans les prémisses ; l’attribution, à un objet particulier, d’un nom général est déjà un tel syllogisme ; je vois un chêne ; un chêne est un arbre ; je vois un arbre.

Ces premières connaissances tendent à s’organiser ; l’enfant cherche inconsciemment à y mettre un peu d’ordre, qui se traduit par un enchaînement de mots et de phrases auquel il se plaît à l’intérêt, d’ordinaire très dispersé, que les choses éveillent en lui, succède l’attention, qui se concentrera plus tard sur des concepts abstraits, et sur leur dépendance.

La plupart des concepts résultent, à ce que je crois, de simplifications excessives, de séparations trop nettes : ils n’en conviennent que mieux à la logique ; qu’ils s’adaptent à peu près à la réalité, c’est ce qui est plus étonnant, quoiqu’ils aient été préparés par la pression répétée de l’expérience. Quelques-uns d’entre eux, et notamment les concepts scientifiques, sortent d’un passage à la limite, dont l’étrange audace m’effraie depuis longtemps. Le mathématicien raisonne sur des points, des droites et des plans qui n’existent que dans sa pensée, sur des solides parfaits, sur des fluides parfaits ; la perfection de ces solides et de ces fluides est impossible, contradictoire avec ce que nous savons de la matière. Le physicien raisonne sur des systèmes isolés ; il ne peut y avoir de pareils systèmes. Le chimiste raisonne sur des corps purs ; il n’y a pas de corps purs.