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LA REVUE DU MOIS

et modifié si profondément l’être vivant qu’elle se transmet à ses descendants : ceux-ci retrouveront rapidement ce que savait l’ancêtre et ils l’accroîtront quelquefois. Pourquoi voulez-vous que la pensée elle-même ne soit pour rien dans tout ce travail, que vous sentez bien que je suis incapable d’analyser, mais où je soupçonne une prodigieuse activité, une activité toute différente de ce que je connais des phénomènes mécaniques ou physico-chimiques ? Je ne dis pas que ce travail soit indépendant de ces phénomènes ; je ne sais s’il y a deux choses indépendantes ; mais s’il est lié à de pareils phénomènes, ces derniers ont un tout autre caractère que ce que nous entendons en les nommant. N’ayant jamais su, même très jeune, ce qu’est une substance, je n’irai pas vous dire que je regarde la pensée comme étant une substance distincte. Il ne me gêne nullement que vous l’appeliez matière, force, mouvement cérébral, ou d’un autre nom, pourvu que ce ne soit pas « épiphénomène ». Il ne me choque pas qu’on cherche à réaliser la vie dans un laboratoire ; ce n’est pas, toutefois, un bon sujet de thèse pour les débutants. Admettons qu’on fabrique des êtres pensants, à la suite d’opérations bien déterminées : c’est alors que ce que nous appelons matière a des propriétés, des activités possibles qui ne sont pas ce que nous connaissons actuellement dans la matière. Malgré tout, je crois sentir, au fond du drame complexe qui aboutit à la formation de notre conscience, une activité qui ressemble moins aux phénomènes mécaniques qu’à ma volonté de vivre, à mon désir de plus penser et de mieux penser. Elle a été servie par les phénomènes mécaniques, qui ont fait disparaître les résultats de tentatives infructueuses, où elle ne s’est pas épuisée.

Voici que vient de naître un de ces admirables élus dont vous nous avez décrit la très vieille noblesse. En quelques jours, sous le coup de ses sensations répétées, s’éveillera la mémoire inconsciente que lui ont léguée ses innombrables ancêtres. Il reconnaîtra ces sensations, les distinguera, les rapprochera, les classera ; il rapportera au même objet les sensations très diverses, dont vous dites qu’elles appartiennent à des cantons différents ; il situera les objets dans l’espace et les phénomènes dans le temps ; il saura atteindre les uns et se rappellera les autres ; il comprendra les signes ; il apprendra le nom d’un objet particulier, il donnera un même nom à des objets dont il