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LA REVUE DU MOIS

Les êtres vivants et pensant (tant soit peu), d’où nous sommes sortis, avaient au moins une propriété qui ressort de ce que vous dites : ils se reproduisaient dans des êtres qui gardaient quelque chose de leurs aïeux et qui en étaient différents ; une plus grande complication, un progrès, étaient possibles dans la descendance, puisque l’une et l’autre se sont produits. Eh ! bien ! Cette possibilité, cette puissance de variation et de progrès me paraissent au fond plus essentielles que le rôle négatif joué par le monde extérieur. Imaginons un monde (vous appellerez cela de l’imagination « verbale » ), un monde où les causes de destruction n’agissent pas, mais où les êtres vivants ont cette propriété de se diversifier et de progresser dans leurs descendants, et de leur léguer les qualités acquises. Parmi les milliasses d’individus médiocres qui se produiront et se reproduiront, naîtront comme dans notre monde, des êtres supérieurs ; car enfin, pour être conséquent avec mon hypothèse, je ne dois pas supposer que la supériorité de ces êtres-là soit une raison pour qu’ils soient éliminés et ne se reproduisent pas. Vous me direz que c’est en cherchant à échapper aux causes de destruction que les êtres vivants se perfectionnent ; je le veux bien ; mais, d’une part, cet effort est en eux, plus que dans la pression des causes destructives, et, d’autre part, si celles-ci ont pu accélérer le progrès, ce n’est pas elles, en tant que causes destructives, qui ont créé la variation : j’accumulerai les millions de siècles, si vous voulez ; vous autres messieurs, ne vous gênez pas là-dessus, j’ai le droit d’imaginer que le progrès finisse par se réaliser, que l’homme apparaisse, et même le surhomme.

Au fait, dans notre monde réel, ceux qui étaient capables de donner naissance au surhomme et à la surfemme ont peut-être disparu sans laisser de descendants. Vous savez que certaines supériorités, qui ne viennent pas à la bonne heure, sont funestes à ceux qui les possèdent. À ce sujet, des âmes tendres et distinguées ont versé beaucoup de larmes dans leurs encriers. Voir Alfred de Vigny et autres romantiques, passim. Ou peut-être les parents de ces ancêtres en puissance ont-ils accommodé l’un pour la chapelle Sixtine, ou enfermé l’autre dans un cloître ? Dans mon univers, où chacun vivrait et se reproduirait, l’ancêtre du surhomme aurait eu des enfants, qui auraient engendré de petits surhommes ; il y aurait aujourd’hui de grands surhommes, qui mèneraient le monde ; mais que de sots à gou-