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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

si singulièrement et à la rendre si diverse ; mais ne passons point le temps à nous émerveiller : nous n’en finirions pas. Les perfectionnements acquis ou réalisés par les individus se transmettent quelquefois à leurs descendants et se fixent dans les espèces. Admettons-le. Les perfectionnements s’ajoutent, parce que les individus moins imparfaits ont plus de chances pour survivre. Je l’entends ainsi. Petit à petit, la mémoire consciente, l’adaptation des actes au but, le raisonnement, la raison apparaissent. Sans doute, ni vous, ni moi, nous n’avons nulle idée de la façon dont tout cela s’est fait ; mais, n’importe, il m’est commode d’imaginer que les choses se sont passées ainsi, et, pour en être persuadé, vous avez de meilleures raisons que moi, tirées de votre savoir. Pour moi, je me laisse prendre par la séduction des hypothèses que vous développez. Pourquoi me séduisent-elles ? À cause de la manie de la continuité, de cette maladie qu’Hermite, notre commun maître, dénonçait avec une vigueur si amusante, chez la plupart de ceux qui s’occupent de mathématiques, et qui ne s’attachent qu’aux fonctions continues ; vous vous rappelez qu’il rendait les mathématiciens responsables de tous les méfaits des naturalistes : c’est les mathématiciens qui ont commencé.

Dans ce long frottement que vous décrivez, du monde extérieur sur la pensée de nos ancêtres, dans ce travail où l’ouvrier (c’est le monde extérieur) rejette les échantillons imparfaits et parvient, à force de temps et d’essais manqués, à construire l’organisme compliqué qui est le nôtre, il me semble que vous négligez trop la pensée elle-même ; qu’est-elle pour avoir supporté ce merveilleux travail ? Sur quoi ce travail s’est-il exercé ? Il ne me suffit pas que vous appeliez épiphénomène ce je ne sais quoi : il est quelque chose. Lui aussi est dans la nature, il est au moins une possibilité de ce qui est ; il est capable d’exister et de se manifester à sa façon, de s’adapter aux choses et d’y pénétrer ; s’il n’est pas distinct du monde extérieur, il en est une activité propre qui ne ressemble pas aux autres ; c’est cette activité propre que je ne vois nullement dans votre livre. Je ne vous demande pas de la définir ; tout ce que vous savez n’y suffirait pas. Je regrette que vous la teniez cachée, que la pensée, dans son développement, apparaisse toujours passive et ne se perfectionnant que par l’action de ce qui n’est pas elle : j’imagine qu’elle n’est pas pour rien dans son propre perfectionnement.