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LA REVUE DU MOIS

cette expérience-là a pu se répéter assez de fois pour nous modifier et nous instruire ; nos sens ont eu beau se spécialiser et s’affiner, ils ne pénètrent qu’une infime partie de la réalité, celle que nous avons besoin d’explorer, afin d’y vivre ; ils nous laissent ignorer tout ce qui n’est pas indispensable à notre continuation cette science, dont nous sommes si fiers, fondée sur une expérience pratique, construite avec nos sens, qui sont des instruments pratiques, n’a aucune valeur en tant que théorie.

J’aurai, là-dessus, bien des réserves à faire ; j’en aurais davantage encore si je croyais fermement, comme vous, à une absolue connexion entre les phénomènes, puisque, alors, la connaissance d’une partie pourrait conduire à la connaissance du tout, et la connaissance de ce qui nous est utile à la connaissance du reste mais, en passant, je veux me réjouir un instant avec vous du nombre et de la diversité de ceux qui prétendent n’accorder à la science qu’une valeur d’utilité : il y a vous, qui aimez passionnément cette science et qui lui avez donné votre vie tout entière ; il y a ceux qui méprisent ce qui est utile aux autres, et qui versent des larmes sur la décadence des études désintéressées, dont ils ont vécu ; il y a encore les néo-positivistes, qui sont des gens distingués et savants dont je pense beaucoup de bien, mais qui ne seraient peut-être pas fâchés de ruiner la science au profit de ces raisons du cœur que la raison ne connaît pas. Cela m’amuse extraordinairement de vous voir dans cette compagnie. Mais laissons cela : je ne veux pas imiter ces députés qui, lorsqu’un collègue se lève à leur côté pour prononcer une parole de bon sens et de courage, ne trouvent pas d’autre réponse à lui faire que de montrer les adversaires qui l’applaudissent. Vous aimez trop la vérité, si vous aviez des ennemis, pour ne pas la reconnaitre et l’aimer chez eux. Et, ni les néo-positivistes, ni les vieux professeurs qui continuent leur flirt avec l’antiquité, ne sont vos ennemis. Je me figure que vous n’en avez pas.

Voulez-vous que nous revenions à nos ancêtres ?

Il y a bien longtemps que la pensée s’est éveillée chez eux, toute petite, chétive, obscure et tremblotante ; on ne sait comment elle s’est « frottée aux choses » ; il est assez étonnant que ce frottement contre les aspérités des choses, n’en ait point fait quelque galet informe, et qu’il ait su au contraire, en la détruisant sans pitié quand elle ne valait rien, réussir à la compliquer