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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE

que la nature est en moi. Il m’a paru qu’en nous rappelant le milieu où nous sommes plongés, vous nous distinguiez trop de ce milieu ; il n’y a pas le milieu et nous, mais ce qui est, que nous pensons et qui pense par nous. Donc, sur ce point, je suis, s’il est possible, de votre avis, plus que vous-même. Encore ne suis-je pas sûr que mon reproche soit juste, car, malgré mes efforts, sûrement, j’encourrai moi-même ce reproche que je vous adresse, tant il est impossible de parler sans faire cette distinction que je blâme.

Vous avez une manière que je goûte fort, de présenter nos titres de noblesse, que vous retrouvez dans la longue série de nos ancêtres. Tous ces ancêtres, hommes, animaux supérieurs ou inférieurs, jusqu’à ces êtres où la vie se distingue à peine, tous, mâles et femelles, et ceux-mêmes, s’il y en a eu, qui appartenaient à votre troisième sexe, ont eu ce mérite singulier de vivre, dont Siéyès s’est fait jadis un titre de gloire ; et ce n’est pas un mince mérite, car ils ont assurément traversé des périodes plus difficiles encore que n’a fait Siéyès : ils ont su vivre au moins jusqu’à l’âge où ils se sont reproduits. Nous avons, derrière nous, des millions d’années et, en nous, l’expérience de milliers de siècles. N’est-ce rien, cela, et ne nous consolerons-nous pas aisément, si nous n’arrivons pas à retrouver le nom de nos grands-parents d’avant-hier, de ceux qui vivaient au temps des croisades ? Tous ces êtres qui nous ont précédés étaient adaptés au milieu où ils vivaient, assez adaptés pour pouvoir vivre et se reproduire ; ils ont acquis les forces, les ruses, les armes nécessaires et nous ont transmis le trésor qu’ils avaient reçu et qu’ils ont grossi peu à peu. Ceux qui n’ont pas su prendre l’usage du monde (extérieur), qui n’ont pas su s’adapter aux choses, ont disparu sans laisser de traces ; ils n’ont point de descendants inquiets, qui philosophent et qui se posent des questions. Nous sommes des élus voilà de quoi nous rendre très précieux à nous-mêmes ; je pense avec satisfaction à cette lignée d’aïeux, et au mérite qu’ils se sont acquis en vivant. Je vais tâcher de les imiter encore un peu. J’accepte très bien votre façon d’exalter notre dignité.

Mais voici que vous rabattez mon orgueil. Qu’est-ce que tout cela prouve, sinon que nous sommes des êtres possibles ? Notre connaissance du monde extérieur n’a de valeur qu’une valeur pratique ; elle nous aide à nous continuer ; notre longue expérience n’est que l’expérience de ce qui nous est utile ou nuisible ; seule,