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L’ADAPTATION DE LA PENSÉE



À Monsieur Félix Le Dantec.


Mon cher ami,

Vous savez quel plaisir j’ai à vous lire ; vous êtes de ces rares amis dont la parole imprimée évoque chez moi le souvenir des intonations familières. En vous lisant, je vous écoute. Si vos opinions me troublent et me choquent parfois, elles ne me fâchent point ; et, comment le feraient-elles ? Ne résultent-elles point d’un enchaînement de causes auquel personne ne peut rien, vous moins qu’un autre, tant vous êtes sûr que cet enchaînement est nécessaire ? Et puis la belle franchise, la belle clarté avec lesquelles vous les exprimez y mettent une apparence de joie, dont il est peut-être sage de se contenter.

Je me suis souvent demandé comment vous, qui professez que nous ne connaissons pas les choses, mais seulement notre propre conscience et les modifications qu’y apporte le monde extérieur, vous pouviez vous plaire à rabaisser la pensée, à la regarder comme quelque « épiphénomène » sans importance, dont la suppression n’apporterait pas grand changement dans l’Univers. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai, sur la relativité de nos connaissances, la même opinion que vous : même, je m’étonne de ceux qui sont capables de comprendre cette doctrine, sans que son évidence les pénètre tout de suite : elle m’incline à regarder la pensée comme très essentielle.

Je vous fais grâce d’un développement sur cet Univers, où ne brillerait aucun soleil, où la mer et le vent ne mugiraient pas, et qui serait comme s’il n’était pas. Vous n’aurez point de peine à faire philosopher M. de la Palisse sur ce beau sujet, qui prête à l’éloquence. Mais, si je ne connais que ma pensée, ma pensée seule peut m’intéresser : cela me chagrine qu’on la rapetisse, et