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LA REVUE DU MOIS

de son rêve, s’oubliant des nuits entières à savourer un bonheur qu’il a su traduire dans les lignes suivantes de son journal. Écrites à vingt ans, elles valent qu’on les cite pour montrer un aspect nouveau de sa sensibilité et la manière charmante dont il s’exprimait, également capable, s’il l’eût choisi, de diriger vers la beauté du verbe la marche de son esprit :

Oh quel bon temps j’ai passé là, dans cette solitude bienfaisante, bien loin des mille petites choses agaçantes qui, à Paris, me mettent au supplice. Non, je ne regrette pas mes nuits passées dans les bois et mes journées qui coulaient toutes seules. Si j’en avais le temps, je me laisserais bien aller à raconter toutes les rêvasseries que j’ai faites ; je voudrais aussi décrire ma délicieuse vallée tout embaumée de plantes aromatiques, le beau fouillis si frais et si humide que traversait la Bièvre, le palais des fées aux colonnades de houblon, les collines rocailleuses et rouges de bruyères sur lesquelles on était si bien. Oui, je me souviendrai toujours avec reconnaissance du bois de la Minière ; c’est de tous les coins que j’ai vus jusqu’ici celui que j’ai le plus aimé et où j’ai été le plus heureux. Je partais souvent le soir et je remontais la vallée ; je revenais avec vingt idées en tête.

Attirés de bonne heure vers la recherche, les deux frères Curie firent, tout jeunes, leurs premiers essais au laboratoire de physique du professeur Leroux, dans l’ancienne École de pharmacie, actuellement remplacée par les bâtiments neufs de l’Institut agronomique. La curiosité éveillée et l’esprit aventureux des jeunes expérimentateurs ne suppléait pas toujours à l’insuffisance de leur information ; Jacques ayant eu par exemple l’ingénieuse idée d’augmenter beaucoup la force électromotrice des piles par l’emploi des métaux alcalins, ils se trouvèrent naturellement conduits à plonger une électrode de sodium dans l’acide nitrique concentré. Le dégât qui s’ensuivit fit scandale dans la maison, et la turbulence d’aventures de ce genre éveilla quelque défiance dans l’esprit du maître de céans, qui fut forcé de conclure « qu’on ne ferait jamais rien de ces petits Curie ».

La licence de physique passée, nous trouvons Pierre Curie, dès 1878, à dix-neuf ans, préparateur de Desains à la Faculté des Sciences, dans le laboratoire de l’ancienne Sorbonne, si différent de la somptueuse installation actuelle, fait de pièces et